Vérité du Christianisme - Conférence du Cardinal Ratzinger à la Sorbonne le 27 novembre 1999

Vérité du Christianisme

Du 25 au 27 novembre 1999, un colloque réunissait à la Sorbonne dix-huit intellectuels Français et étrangers sur le thème : « 2000 ans après quoi ? ». Le cardinal Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, était le seul théologien catholique invité. Voici des extraits de sa conférence. Un texte qui peut paraître difficile mais qui nous a semblé incontournable pour le dialogue.

Trois paragraphes en particulier sont très forts :

La prétention à la vérité 

« Il est nécessaire de poser à nouveau la question démodée de la vérité du Christianisme, si superflue et insoluble puisse-t-elle paraître à beaucoup. Mais comment ? Sans aucun doute, la théologie chrétienne va devoir examiner soigneusement, sans crainte de s’exposer, les diverses instances qui ont été élevées contre la prétention du Christianisme à la vérité, dans le domaine de la philosophie, des sciences naturelles, de l’histoire naturelle. »

La connaissance, base de la foi chrétienne

« La foi chrétienne ne se base pas sur la poésie et la politique, ces deux grandes sources de la religion ; elle se base sur la connaissance. Elle vénère cet Être qui se trouve au fondement de tout ce qui existe, le « Dieu véritable ». Dans le Christianisme, la rationalité est devenue religion et non plus son adversaire. Étant donné cela, étant donné que, le Christianisme s'est compris comme la victoire de la démythologisation, la victoire de la connaissance et avec elle de la vérité, il devait nécessairement se considérer comme universel et être amené à tous les peuples : non pas comme une religion spécifique qui en réprime d'autres, non pas par une sorte d'impérialisme religieux, mais plutôt comme la vérité qui rend superflue l'apparence. (…) Il dérangeait de la sorte surtout l'utilité politique des religions et mettait ainsi en péril les fondements de l'État, dans lequel il ne voulait pas être une religion parmi les autres, mais la victoire de l'intelligence sur le monde des religions. »

La rationalité du Christianisme

« En fin de compte il en va d'une alternative qui ne se laisse plus résoudre simplement par les sciences naturelles ni non plus au fond par la philosophie. Il en va de la question de savoir si la raison ou le rationnel se trouve ou non dans le commencement de toutes les choses et à leur fondement. Il en va de la question de savoir si le réel a surgi sur la base du hasard et de la nécessité et donc ce qui est sans raison, si, en d’autres termes, la raison est un produit latéral accidentel de l’irrationnel et est finalement aussi insignifiant dans l’océan de l’irrationnel, ou si reste vrai ce qui constitue la conviction fondamentale de la foi chrétienne et de sa philosophie : In principio erat Verbum — au commencement de toutes les choses il y a la force créatrice de la raison. La foi chrétienne est aujourd’hui comme hier l’option pour la priorité de la raison et du rationnel. »

 

Voici l'intégralité de ce texte très important : 

Vérité du Christianisme 

Au terme du second millénaire, le Christianisme se trouve, précisément dans le domaine de son extension originelle, en Europe, dans une crise profonde, qui repose sur la crise de sa prétention à la vérité. Cette crise a une double dimension : tout d’abord se pose toujours plus la question de savoir s’il est juste, au fond, d’appliquer la notion de vérité à la religion, en d’autres termes s’il est donné à l’homme de connaître la vérité proprement dite sur Dieu et les choses divines.

L’homme contemporain se retrouve bien mieux dans la parabole bouddhiste de l’éléphant et des aveugles. Un roi dans le nord de l'Inde aurait un jour réuni en un lieu tous les habitants aveugles de la ville. Puis il fit passer devant les assistants un éléphant. Il laissa les uns toucher la tête, en disant : " C'est ça, un éléphant. " D'autres purent toucher l'oreille ou la défense, la trompe, la patte, le derrière, les poils de la queue. Le roi demanda à chacun : " Comment c'est, un éléphant ? " Et, selon la partie qu'ils avaient touchée, ils répondaient : " C'est comme une corbeille tressée... c'est comme un pot... c'est comme la barre d'une charrue... c'est comme un entrepôt... c'est comme un pilastre... " Là-dessus, continue la parabole, ils se mirent à se disputer et, en criant : " L'éléphant, c'est comme ci, c'est comme ça ", ils se jetèrent les uns sur les autres et se frappèrent avec les poings, au divertissement du roi.

La querelle des religions apparaît aux hommes d’aujourd’hui comme cette querelle des aveugles-nés. Car, face aux secrets du divin, nous sommes, semble-t-il, nés aveugles.

Le Christianisme ne se trouve en aucune manière, pour la pensée contemporaine, dans une position plus positive que les autres - au contraire, avec sa prétention à la vérité, il semble être particulièrement aveugle, face à la limite de toute notre connaissance du divin, caractérisée par un fanatisme particulièrement insensé, qui prend incorrigiblement pour le tout le bout touché par l’expérience personnelle.

Ce scepticisme tout à fait général à l’égard de la prétention à la vérité en matière de religion est encore étayé par les questions que la science moderne a soulevées vis-à-vis des origines et des objets de la sphère chrétienne.

  • - La théorie de l’évolution semble avoir surclassé la doctrine de la Création, les connaissances concernant l’origine de l’homme surclassé la doctrine du péché originel ;
  • - L’exégèse critique relativise la figure de Jésus et met des points d’interrogation vis-à-vis de sa conscience de Fils ;
  • - L’origine de l’Église en Jésus apparaît douteuse, et ainsi de suite.
  • - La « fin de la métaphysique » a rendu problématique le fondement philosophique du Christianisme,
  • - Les méthodes historiques modernes ont mis ses bases historiques dans une lumière ambiguë.

Aussi est-il facile de réduire les contenus chrétiens à un discours symbolique, de ne leur attribuer aucune vérité plus haute que les mythes de l’histoire des religions — de les regarder comme un mode d’expérience religieuse qui aurait à se placer humblement à côté d’autres. En ce sens, on peut encore, à ce qui semble, continuer à rester chrétien ; on se sert toujours des expressions du Christianisme, dont la prétention, bien sûr, est transformée de fond en comble : la vérité qui avait été pour l’homme une force obligatoire et une promesse fiable, devient désormais une expression culturelle de la sensibilité religieuse générale, expression qui serait, nous laisse-t-on entendre, le produit des aléas de notre origine européenne.

La prétention à la vérité

Ernst Troeltsch, au début de ce siècle, a formulé philosophiquement et théologiquement ce retrait intérieur du christianisme par rapport à sa prétention universelle originelle, qui ne pouvait se fonder que sur la prétention à la vérité. Il était arrivé à la conviction que les cultures sont insurpassables et que la religion est liée aux cultures. Le christianisme est alors seulement le côté du visage de Dieu tourné vers l'Europe.

Les « particularités individuelles des cercles culturels et raciaux » et « les particularités de leurs grandes formations religieuses d'ensemble » acquièrent le rang d'une instance ultime : « Qui veut donc oser faire ici des comparaisons de valeurs réellement décisives. Cela, seul pourrait le faire Dieu lui-même, lui qui est à l'origine de ces différences. » Un aveugle-né sait qu'il n'est pas né pour être aveugle et dès lors il ne cessera de s'interroger sur le pourquoi de sa cécité et sur le moyen d'en sortir. De façon seulement apparente l'homme s'est résigné au verdict d'être né aveugle face à la seule réalité qui compte en dernière instance dans notre vie. La tentative titanesque de prendre possession du monde entier, de tirer de notre vie et pour notre vie tout ce qui est possible, montre tout autant que les éclats d'un culte fait d'extase, de transgression et de destruction de soi, que l'homme ne se contente pas de ce jugement. Car s'il ne sait pas d'où il vient et pourquoi il existe, n'est-il pas en tout son être une créature manquée ? L'adieu apparemment définitif à la vérité sur Dieu et sur l'essence de notre moi, l'apparent contentement de ne plus devoir nous occuper de cela, trompe. L'homme ne peut se résigner à être et rester pour l'essentiel un aveugle-né. L'adieu à la vérité ne peut jamais être définitif.

Les choses étant ainsi, il est nécessaire de poser à nouveau la question démodée de la vérité du Christianisme, si superflue et insoluble puisse-t-elle paraître à beaucoup. Mais comment ? Sans aucun doute, la théologie chrétienne va devoir examiner soigneusement, sans crainte de s’exposer, les diverses instances qui ont été élevées contre la prétention du Christianisme à la vérité, dans le domaine de la philosophie, des sciences naturelles, de l’histoire naturelle.

Mais d’autre part, il faut aussi qu’elle cherche à acquérir une vision d’ensemble de la question concernant l’essence véritable du Christianisme, sa position dans l’histoire des religions et son lieu dans l’existence humaine. Je voudrais faire un pas dans cette direction, en mettant en lumière la question de savoir comment, dans ses origines, le Christianisme lui-même a vu sa prétention dans le cosmos des religions. A ma connaissance, il n’existe aucun texte de l’Antiquité chrétienne qui jette sur cette question autant de lumière que la discussion d’Augustin avec la philosophie religieuse du « plus érudit des Romains », Marcus Terrentius Varron (116-27 av. J.-C.)

Varron partageait l'image stoïcienne de Dieu et du monde ; il définit Dieu comme animam motu ac ratione mundum gubernantem (comme « l'âme qui dirige le monde par le mouvement et la raison »), en d'autres termes : comme l'âme du monde que les Grecs appellent le cosmos : hunc ipsum mundum esse deum. Cette âme du monde, il est vrai, ne reçoit pas de culte. Elle n'est pas l'objet de religio. En d'autres termes : vérité et religion, connaissance rationnelle et ordre cultuel se situent sur deux plans totalement différents. L'ordre cultuel, le monde concret de la religion, n'appartient pas à l'ordre de la res, de la réalité comme telle, mais à celle des mores - des coutumes. Ce ne sont pas les dieux qui ont créé l'État, c'est l'État qui a établi les dieux dont la vénération est essentielle pour l'ordre de l'État et le bon comportement des citoyens. La religion est dans son essence un phénomène politique. Varron distingue ainsi trois sortes de « théologie », entendant par théologie la ratio, quae de diis explicatur - la compréhension et l'explication du divin, pourrions-nous traduire. Telles sont la theologia mythica, la theologia civilis et la theologia naturalis. Au moyen de quatre définitions il explicite ensuite ce qu'il faut entendre par ces « théologies ».

La première définition se rapporte aux trois théologiens rangés sous ces trois théologies :

  • - Les théologiens de la théologie mythique sont les poètes, parce qu'ils ont composé des chants sur les dieux et sont ainsi des chantres de la divinité.
  • - Les théologiens de la théologie physique (naturelle) sont les philosophes, c'est-à-dire les érudits, les penseurs, qui, allant au-delà des habitudes, s'interrogent sur la réalité, sur la vérité.
  • - Les théologiens de la théologie civile sont les « peuples », qui ont choisi de ne pas s'allier aux philosophes (à la vérité), mais aux poètes, à leurs visions poétiques, à leurs images et figures.

La deuxième définition concerne le lieu de la réalité sous lequel est rangée la théologie en question.

  • - Ici à la théologie mythique correspond le théâtre qui avait tout à fait un rang religieux, cultuel ; selon l'opinion régnante, les spectacles ont été institués à Rome sur ordre des dieux.
  • - À la théologie politique correspond la urbs,
  • - Mais l'espace de la théologie naturelle serait le cosmos.

La troisième définition désigne le contenu des trois théologies :

  • - La théologie mythique aurait pour contenu les fables sur les dieux, créées par les poètes ;
  • - La théologie d'État le culte ;
  • - La théologie naturelle répondrait à la question de savoir qui sont les dieux.

Il vaut la peine d'écouter ici plus exactement : « si - comme chez Héraclite - ils sont faits de feu ou - comme chez Pythagore - de nombres, ou - comme chez Épicure - d'atomes, et d'autres choses encore que les oreilles peuvent supporter plus facilement à l'intérieur des murs de l'école qu'au dehors, sur la place publique. » Il ressort tout à fait clairement ici que cette théologie naturelle est une démythologisation ou mieux : une rationalité, qui voit, de son regard critique, les dessous de l'apparence mythique et décompose celle-ci au moyen des sciences naturelles. Culte et connaissance se séparent complètement l'un de l'autre. Le culte reste nécessaire pour autant qu'il est affaire d'utilité politique ; la connaissance a un effet destructeur sur la religion et ne devrait dès lors pas être mise sur la place publique.

Finalement il y a encore la quatrième définition : quelle sorte de réalité constituent les diverses théologies ? La réponse de Varron est la suivante :

  • - La théologie naturelle s'occupe de la « nature des dieux » (qui en fait n'existent pas),
  • - Les deux autres théologies traitent des divina instituta hominum - des institutions divines des hommes.

Or par là toute la différence se réduit à celle entre la physique en son sens antique et la religion cultuelle de l'autre côté. « La théologie civile n'a finalement aucun dieu, seulement la "religion" ; la "théologie naturelle" n'a pas de religion, mais seulement une divinité ». Non, elle ne peut avoir aucune religion, parce qu'il n'est pas possible d'adresser religieusement la parole à son dieu : feu, nombres, atomes. Ainsi religio (terme désignant essentiellement le culte) et réalité, la connaissance rationnelle du réel, se situent comme deux sphères séparées, l'une à côté de l'autre. La religio ne tire pas sa justification de la réalité du divin, mais de sa fonction politique. C'est une institution dont l'État a besoin pour son existence. Indubitablement nous nous trouvons ici devant une phase tardive de la religion, dans laquelle la naïveté du monde religieux est brisée et sa décomposition est dès lors amorcée. Mais le lien essentiel de la religion avec la communauté de l'État n'en pénètre pas moins beaucoup plus en profondeur. Le culte est en dernière instance un ordre positif qui comme tel ne doit pas être mesuré à la question de la vérité. Tandis que Varron, en son temps où la fonction politique était toujours suffisamment forte pour la justifier comme telle, pouvait encore défendre le culte motivé politiquement à partir d'une conception plutôt crue de la rationalité et de l'absence de vérité, le néoplatonisme cherchera bientôt une autre issue à la crise, un moyen sur lequel l'empereur Julien se basera ensuite dans son effort pour rétablir la religion romaine d'État : ce que disent les poètes, ce sont des images que l'on ne doit pas entendre de façon physique ; mais ce sont néanmoins des images qui expriment l'inexprimable pour tous ces hommes auxquels la voie royale de l'union mystique est barrée. Bien que les images ne soient pas vraies comme telles, elles n'en sont pas moins maintenant justifiées comme des approches de ce qui doit nécessairement demeurer pour toujours inexprimable.

La connaissance, base de la foi chrétienne

Par là nous avons anticipé. En effet, la position néoplatonicienne est, de sa part, déjà une réaction contre la prise de position chrétienne face à la question de la fondation chrétienne du culte et de la foi qui en est à la base, de la topographie de cette foi dans la typologie des religions. Retournons donc à Augustin. Où situe-t-il le Christianisme dans la triade des religions chez Varron ? L'étonnant est que sans l'ombre d'une hésitation il attribue sa place au Christianisme dans le domaine de la « théologie physique », dans le domaine de la rationalité philosophique. Il se trouve par là en parfaite continuité avec les théologiens antérieurs du Christianisme, les Apologètes du IIe siècle, et même, avec Paul et sa topographie de la réalité chrétienne dans le premier chapitre de la lettre aux Romains : une topographie qui, de son côté, se base sur la théologie vétéro-testamentaire de la sagesse et remonte, au-delà de celle-ci, jusqu'aux Psaumes et à leurs railleries à l'égard des dieux. Le Christianisme a, dans cette perspective, ses précurseurs et sa préparation intérieure dans la rationalité philosophique, et non dans les religions

Le Christianisme n’est point basé, d’après Augustin et d’après la Tradition biblique, selon lui normative, sur des images et des pressentiments mythiques, dont la justification se trouve finalement dans leur utilité politique, mais il vise au contraire la sphère divine que peut percevoir l’analyse rationnelle de la réalité. En d’autres termes : Augustin identifie le monothéisme biblique aux vues philosophiques sur le fondement du monde qui se sont formées, selon des variations diverses, dans la philosophie antique. C’est ce qui est entendu quand le Christianisme, depuis l’aréopage de saint Paul, se présente avec la prétention d’être la religio vera. Cela veut dire : la foi chrétienne ne se base pas sur la poésie et la politique, ces deux grandes sources de la religion ; elle se base sur la connaissance. Elle vénère cet Être qui se trouve au fondement de tout ce qui existe, le « Dieu véritable ». Dans le Christianisme, la rationalité est devenue religion et non plus son adversaire. Étant donné cela, étant donné que le Christianisme s’est il compris comme la victoire de la démythologisation, la victoire de la connaissance et avec elle de la vérité, il devait nécessairement se considérer comme universel et être amené à tous les peuples : non pas comme une religion spécifique qui en réprime d’autres, non pas par une sorte d’impérialisme religieux, mais plutôt comme la vérité qui rend superflue l’apparence. Et c’est justement pour cela que, dans la vaste tolérance des polythéismes, il doit nécessairement apparaître comme intolérable, et même comme ennemi de la religion, comme « athéisme ». Il ne s’en tenait pas à la relativité et à la convertibilité des images, il dérangeait de la sorte surtout l’utilité apolitique des religions et mettait ainsi en péril les fondements de l’État, dans lequel il ne voulait pas être une religion parmi les autres, mais la victoire de l’intelligence sur le monde des religions.

D'autre part, se rattache aussi à cette topographie de la sphère chrétienne dans le cosmos de la religion et de la philosophie la force de pénétration du Christianisme. Déjà avant le début de la mission chrétienne, des cercles cultivés de l'Antiquité avaient cherché dans la figure de « l'homme qui craint Dieu », une alliance avec la foi judaïque. Celle-ci leur apparaissait comme une figure religieuse du monothéisme philosophique correspondant aux exigences de la raison en même temps qu'au besoin religieux de l'homme. À ce besoin, la philosophie seule ne pouvait répondre : on ne prie pas un dieu simplement pensé. Là, néanmoins, où le dieu que trouve la pensée, se laisse rencontrer au cœur de la religion comme un dieu qui parle et qui agit, la pensée et la foi sont réconciliées.

Dans cette alliance avec la Synagogue, il y avait encore un reste insatisfaisant : le non-Juif ne pouvait jamais en effet être qu'un associé sans arriver à une totale appartenance. Cette chaîne, la figure du Christ, dans le Christianisme, ainsi que Paul l'interpréta, la rompait. Désormais le monothéisme religieux du Judaïsme était devenu universel et par là l'unité entre pensée et foi, la religio vera, était devenue accessible à tous. Justin le philosophe, Justin le martyr (167) peut servir de figure symptomatique de cet accès au Christianisme : il avait étudié toutes les philosophies et reconnu finalement dans le Christianisme la vera philosophiaEn devenant chrétien, il n'avait pas, selon sa propre conviction, renié la philosophie, mais était alors seulement devenu vraiment philosophe. La conviction que le Christianisme est une philosophie, la philosophie parfaite, celle qui a pu pénétrer jusqu'à la vérité, demeura en vigueur longtemps encore après l'époque patristique. Elle est présente au XIVe siècle dans la théologie byzantine chez Nicolas Cabasilas de façon encore tout à fait normale.

Certes, on n'entendait pas seulement par-là la philosophie comme une discipline académique de nature purement théorique, mais aussi et surtout, au plan pratique, comme l'art de vivre et mourir justement, un art qui ne peut cependant réussir qu'à la lumière de la vérité.

Les liens à la métaphysique et à l’histoire, principes fondamentaux

La jonction de la rationalité et de la foi, qui se réalisa dans le développement de la mission chrétienne et dans l’édification de la théologie chrétienne, amena bien sûr également dans l’image philosophique de Dieu des correctifs décisifs, dont deux doivent être surtout nommés. Le premier consiste en ce que le Dieu auquel croient les chrétiens et qu’ils vénèrent, à la différence des dieux mythiques et politiques est véritablement natura Deus ; en cela il satisfait aux exigences de la rationalité philosophique. Mais en même temps vaut l’autre aspect : non tamen omnis natura est Deus — tout ce qui est nature n’est pas Dieu. Dieu est Dieu par nature, mais la nature comme telle n’est pas Dieu. Il se produit une séparation entre la nature universelle et l’être qui la fonde, qui lui donne son origine. Seulement alors, la physique et la métaphysique arrivent à une claire distinction l’une de l’autre. Seul, le véritable Dieu que nous pouvons reconnaître par la pensée dans la nature, est objet de prière. Mais il est plus que la nature. Il la précède, et elle est sa créature.

A cette séparation entre la nature et Dieu s’adjoint une seconde découverte, encore plus décisive : le dieu, la nature, l’âme du monde ou quelque nom qu’on lui donnait, on n’avait pas pu le prier ; il n’était pas un « dieu religieux », avions-nous constaté. Or maintenant, et c’est ce que dit déjà la foi de l’Ancien Testament et plus encore celle du Nouveau Testament, ce dieu qui précède la nature s’est tourné vers les hommes. C’est précisément parce qu’il n’est pas simplement la nature, qu’il n’est pas un dieu silencieux. Il est entré dans l’histoire, il est venu à la rencontre de l’homme, et c’est pourquoi l’homme peut maintenant le rencontrer. Il peut se lier à Dieu parce que Dieu s’est lié à l’homme.

Les deux dimensions de la religion, qui se séparaient toujours l’une de l’autre : la nature en son règne éternel et le besoin de salut de l’homme souffrant et luttant, sont reliées l’une à l’autre. La rationalité peut devenir religion, parce que le dieu de la rationalité est lui-même entre dans la religion. L’élément revendiquant finalement la foi, la Parole historique de Dieu, n’est-il pas en effet le présupposé pour que la religion puisse se tourner désormais vers le Dieu philosophique, qui n’est pas un Dieu purement philosophique et qui, néanmoins, ne répugne pas à la connaissance de la philosophie, mais l’assume ?

Ici se manifeste une chose étonnante : les deux principes fondamentaux apparemment contraires du Christianisme : le lien à la métaphysique et le lien à l’histoire, se conditionnent et se rapportent l’un à l’autre ; ils constituent ensemble l’apologie du Christianisme en tant que religio vera.

Si, en conséquence, on peut dire que la victoire du Christianisme sur les religions païennes fut, au fond, rendue possible par sa prétention à l’intelligibilité, il faut ajouter qu’un deuxième motif de même importance y est lié. Il consiste d’abord, pour le dire de façon tout à fait générale, dans le sérieux moral du Christianisme, caractéristique que, du reste, Paul déjà avait également mis en rapport avec la rationalité de la foi chrétienne : ce que vise au fond la loi, les exigences essentielles, mises en lumière par la foi chrétienne, du Dieu unique eu égard à la vie de l’homme, satisfait aux exigences du cœur de l’homme, de chaque homme, en sorte que, lorsque cette loi se présente à lui, il la reconnaît comme le Bien. Elle correspond à ce qui « est bon par nature » (Rm 2,14 s).

L'allusion à la morale stoïcienne, à son interprétation éthique de la nature, est ici aussi manifeste que dans d'autres textes pauliniens, par exemple dans la lettre aux Philippiens : « Tout ce qu'il y a de vrai, de noble, de juste, de pur, d'aimable, d'honorable, tout ce qu'il peut y avoir de bon dans la vertu et la louange humaines, voilà ce qui doit vous préoccuper » (Ph 4,8). Ainsi l'unité fondamentale (encore que critique) avec la rationalité philosophique, présente dans la notion de Dieu, se confirme et se concrétise dès lors dans l'unité, elle aussi critique, avec la morale philosophique.

De même que dans le domaine du religieux le Christianisme dépassait les limites de la sagesse de la philosophie d'école par le fait précisément que le Dieu pensé se laissait rencontrer comme un Dieu vivant, ainsi il y avait ici aussi un dépassement de la théorie éthique en une praxis morale, vécue et concrétisée de façon communautaire, dans laquelle la perspective philosophique était transcendée et transposée dans l'action réelle, en particulier par la concentration de toute la morale sur le double commandement de l'amour de Dieu et du prochain.

Le Christianisme, pourrait-on dire en simplifiant, convainquait par le lien de la foi avec la raison et par l'orientation de l'action vers la Caritas, le soin charitable des souffrants, des pauvres et des faibles, par-delà toutes les limites de condition. Que ceci fût la force du Christianisme, on peut certainement le voir le plus clairement à la façon dont l'empereur Julien essaya de rétablir, sous une forme rénovée, le paganisme. Lui, le Pontifex maximus de la religion rétablie des antiques dieux, se mit à instituer, ce qui n'avait pas existé jusque-là, une hiérarchie païenne, faite de prêtres et de métropolites. Les prêtres devaient être des exemples de moralité ; ils devaient s'adonner à l'amour de Dieu (la divinité suprême par-delà les dieux) et du prochain. Ils étaient obligés de poser des actes de charité à l'égard des pauvres, il ne leur était plus permis de lire les comédies laxistes et les romans érotiques, et ils devaient prêcher aux jours de fête sur un argument philosophique pour instruire et former le peuple. Teresio Bosco dit avec droit à ce sujet que l'empereur cherchait de cette façon, en réalité, non point à rétablir le paganisme mais à le christianiser - en une synthèse, forcée en direction du culte des dieux, entre la rationalité et la religion.

La synthèse entre la raison, la foi et la vie

En jetant un coup d'œil en arrière, nous pouvons dire que la force qui transforma le christianisme en une religion mondiale consista dans sa synthèse entre raison, foi et vie ; c'est précisément cette synthèse qui est exprimée en abrégé dans l'expression "religio vera". D'autant plus s'impose la question : pourquoi cette synthèse ne convainc-t-elle plus aujourd'hui, pourquoi la rationalité et le christianisme sont-ils au contraire considérés aujourd'hui comme contradictoires et même exclusifs l'un par rapport à l'autre ?

Qu'est-ce qui a changé dans la rationalité, qu'est-ce qui a changé dans le christianisme, pour qu'il en soit ainsi ? Autrefois, le néoplatonisme, en particulier Porphyre, avait opposé à la synthèse chrétienne une autre interprétation du rapport entre philosophie et religion, une interprétation qui se comprenait comme une refondation philosophique de la religion des dieux. Mais aujourd'hui, c'est justement cette autre manière d'harmoniser la religion et la rationalité qui semble s'imposer comme la forme de religiosité adaptée à la conscience moderne.

Porphyre formule ainsi sa première idée fondamentale : « la vérité est cachée ». Rappelons-nous la parabole de l'éléphant, qui est exactement déterminée par cette idée dans laquelle le bouddhisme et le néoplatonisme se rencontrent. Selon elle, il n'y a pas de certitude sur la vérité, sur Dieu, mais seulement des opinions.

Dans la crise de Rome au Ve siècle tardif, le sénateur Symmaque a ramené la conception néoplatonicienne à des formules simples et pragmatiques, que nous pouvons trouver dans son discours tenu en 384 devant l'empereur Valentinien II, en défense du paganisme et en faveur du rétablissement de la déesse Victoria dans le Sénat romain. Je cite seulement la phrase décisive, devenue célèbre : « C'est la même chose que tous vénèrent, c'est une unique chose que nous pensons, ce sont les mêmes étoiles que nous contemplons, le ciel au-dessus de nous est unique, c'est le même monde qui nous enveloppe ; qu'importent les espèces variées de sagesse par lesquelles chacun cherche la vérité. On ne peut parvenir par une unique voie à un mystère aussi grand. »

Tel est exactement ce que dit aujourd'hui la rationalité : la vérité en tant que telle, nous ne la connaissons pas ; dans des images les plus diverses, c'est au fond la même chose que nous visons. Un mystère aussi grand, le divin, ne peut être réduit à une seule figure qui exclut toutes les autres - à une voie qui obligerait tout le monde. Il y a beaucoup de voies, il y a beaucoup d'images, toutes reflètent quelque chose du tout et aucune n'est elle-même le tout. L'ethos de la tolérance appartient à qui reconnaît en chacune un bout de vérité, à qui ne place pas le sien plus haut que celui de l'autre et qui s'insère paisiblement dans la symphonie polymorphe de l'éternel Inaccessible. Celui-ci, en effet, se voile dans des symboles, mais ces symboles n'en paraissent pas moins être notre unique possibilité de parvenir d'une certaine manière à la divinité.

La prétention du Christianisme d’être la religio vera serait donc dépassée par le progrès de la rationalité ? Est-il forcé d’abaisser le niveau de sa prétention et de s’insérer dans la vision néoplatonicienne ou bouddhiste ou hindoue de la vérité et du symbole, de se contenter — comme Troeltsch l’avait proposé — de montrer de la face de Dieu le côté tourné vers les Européens ? Faut-il peut-être même faire un pas de plus que Troeltsch, qui considérait encore le Christianisme comme la religion adaptée à l’Europe, tenant compte du fait qu’aujourd’hui l’Europe elle-même doute qu’elle soit adaptée ? Telle est la véritable question à laquelle l’Église et la théologie doivent faire face aujourd’hui.

Toutes les crises à l’intérieur du Christianisme que nous observons de nos jours, ne reposent que tout à fait secondairement sur des problèmes institutionnels. Les problèmes d’institutions comme de personnes dans l’Église dérivent finalement de cette question et du poids énorme qu’elle possède. Personne ne s’attendra à ce que cette provocation fondamentale au terme du second millénaire chrétien trouve, même de loin, une réponse définitive dans une conférence. Elle ne peut absolument pas trouver de réponse purement théorique, de même que la religion, en tant qu’attitude ultime de l’homme, n’est jamais seulement de la théorie. Elle exige cette combinaison de connaissance et d’action, qui a fondé la force de conviction du Christianisme des Pères.

Cela ne signifie en aucune manière que l’on puisse se dérober aux exigences intellectuelles du problème, en renvoyant à la nécessité de la praxis.

Je chercherai seulement pour finir à ouvrir une perspective qui pourrait montrer la direction. Nous avions vu que l'unité relationnelle, entre rationalité et foi, à laquelle finalement Thomas d'Aquin avait donné une forme systématique, a été déchirée moins par le développement de la foi que plutôt par les nouveaux progrès de la rationalité. Comme étapes de cette séparation mutuelle on pourrait nommer Descartes, Spinoza, Kant. La nouvelle synthèse englobante que tente Hegel ne rend pas à la foi son lieu philosophique, mais elle essaie de transposer celle-ci en raison et de l'abolir comme foi. À cette absoluité de l'esprit, Marx oppose l'unicité de la matière ; la philosophie doit dès lors être complètement ramenée à la science exacte. Seule la connaissance scientifique exacte vaut encore le nom de connaissance. L'idée du divin est ainsi congédiée. La prophétie d'Auguste Comte qu'un jour il y aura une physique de l'homme et que les grandes questions jusqu'ici laissées à la métaphysique devraient être à l'avenir traitées aussi « positivement » que tout ce qui est déjà aujourd'hui science positive, a laissé en notre siècle, dans les sciences humaines un écho impressionnant. La séparation opérée par la pensée chrétienne entre la physique et la métaphysique est toujours plus abandonnée. Tout doit de nouveau devenir de la « physique ». Toujours plus, la théorie de l'évolution s'est cristallisée comme la voie pour faire disparaître définitivement la métaphysique, pour rendre superflue l'« hypothèse de Dieu » (Laplace) et formuler une explication du monde strictement « scientifique ». Une théorie de l'évolution expliquant de façon englobante l'ensemble de tout le réel est devenue une sorte de « philosophie première » qui représente pour ainsi dire le fondement véritable de la compréhension rationnelle du monde.

Toute tentative pour mettre en jeu des causes différentes de celles qu'élabore une telle théorie « positive », toute tentative de « métaphysique » doit apparaître comme une rechute en deçà de la raison, comme une baisse de niveau par rapport à la prétention universelle de la science. Aussi l'idée chrétienne de Dieu est-elle nécessairement considérée comme non scientifique. À cette idée ne correspond plus aucune theologia physica : l'unique theologia naturalis est, dans cette vision, la doctrine de l'évolution et celle-ci ne connaît précisément pas de Dieu, ni de Créateur dans le sens du Christianisme (du judaïsme et de l'islam), ni d'âme du monde ou de dynamisme intérieur dans le sens de la Stoa. Éventuellement, on pourrait, dans le sens du Bouddhisme, considérer le monde tout entier comme une apparence et le néant comme le véritable réel, et justifier en ce sens les formes mystiques de religion qui ne sont pas, à tout moins, en concurrence directe avec la raison.

La rationalité du Christianisme

Le dernier mot est-il prononcé ? La raison et le Christianisme sont-ils de la sorte définitivement séparés l’un de l’autre ? En tout état de cause, aucun chemin ne passe à côté de la discussion sur la portée de la doctrine de l'évolution comme philosophie première et sur l'exclusivité de la méthode positive comme unique mode de science et de rationalité. 

Cette discussion doit donc être entreprise par l'une et l'autre parties avec sérénité et dans la disponibilité à écouter, ce qui n'est arrivé jusqu'ici que dans une faible mesure. Personne ne pourra mettre sérieusement en doute les preuves scientifiques des processus micro-évolutifs. R. Junker et S. Scherer disent à ce propos dans leur « manuel critique » (kritisches Lesebuch) sur l'évolution : « De tels événements (les processus micro-évolutifs) sont bien connus à partir des processus naturels de variation et de formation. Leur examen au moyen de la biologie de l'évolution amena à des connaissances significatives concernant la capacité géniale d'adaptation des systèmes vivants. » Ils disent en ce sens que l'on peut caractériser à bon droit la recherche des origines comme la discipline royale de la biologie. Ce n'est donc pas à cela que se réfère la question qu'un croyant se posera face à la raison moderne, mais à l'extension d'une philosophia universalis qui veut devenir une explication générale du réel et tend à ne plus laisser aucun autre niveau de la pensée. 

Dans la doctrine elle-même de l'évolution, le problème se signale lors du passage de la micro à la macro-évolution, passage au sujet duquel Szamarthy et Maynard Smith, l'un et l'autre partisans convaincus d'une théorie englobante de l'évolution, admettent eux-mêmes : « Il n'y a pas de motif théorique qui laisserait penser que des lignes évolutives croissent en complexité avec le temps ; il n'y a pas non plus de preuves empiriques que cela se produise ».

La question qu'il faut poser ici, va à vrai dire plus en profondeur : il s'agit de savoir si la doctrine de l'évolution peut se présenter comme une théorie universelle de tout le réel, au-delà de laquelle des questions ultérieures sur l'origine et la nature des choses ne sont plus permises ni même nécessaires, ou si de telles questions dernières ne dépassent pas au fond le domaine de la recherche ouverte aux sciences naturelles. Je voudrais poser la question de façon encore plus concrète. Tout est-il dit avec un type de réponses tel que nous le trouvons par exemple chez Popper dans la formulation suivante : « La vie comme nous la connaissons consiste en des "corps" physiques (mieux des processus et des structures), qui résolvent des problèmes. C'est ce que les différentes espèces ont "appris" par la sélection naturelle, c'est-à-dire par la méthode de reproduction plus variation ; une méthode qui, de son côté, fut apprise selon la même méthode. C'est une régression, mais elle n'est pas infinie... » ?

Je ne le crois pas. En fin de compte il en va d'une alternative qui ne se laisse plus résoudre simplement par les sciences naturelles ni non plus au fond par la philosophie. Il en va de la question de savoir si la raison ou le rationnel se trouve ou non dans le commencement de toutes les choses et à leur fondement. Il en va de la question de savoir si le réel a surgi sur la base du hasard et de la nécessité et donc ce qui est sans raison, si, en d’autres termes, la raison est un produit latéral accidentel de l’irrationnel et est finalement aussi insignifiant dans l’océan de l’irrationnel, ou si reste vrai ce qui constitue la conviction fondamentale de la foi chrétienne et de sa philosophie : In principio erat Verbum — au commencement de toutes les choses il y a la force créatrice de la raison. La foi chrétienne est aujourd’hui comme hier l’option pour la priorité de la raison et du rationnel.

Cette question ultime ne peut plus, comme il a été dit, être résolue au moyen d'arguments tirés des sciences naturelles, et la pensée philosophique elle-même se heurte ici à ses limites. En ce sens on ne peut fournir de preuve dernière de l'option chrétienne fondamentale. Mais la raison peut-elle finalement, sans se renier elle-même, renoncer à la priorité du rationnel sur l'irrationnel, à l'existence originelle du Logos ? Le modèle herméneutique offert par Popper, qui revient sous diverses formes dans d'autres présentations de la « philosophie première », montre que la raison ne peut s'empêcher de penser l'irrationnel selon sa mesure, et donc rationnellement (résoudre des problèmes, élaborer des méthodes !), rétablissant par-là implicitement le primat précisément contesté de la raison.

Par son option en faveur du primat de la raison, le christianisme demeure aujourd'hui encore "rationalité ", et je pense qu'une rationalité qui se débarrasse de cette option devrait signifier, contrairement aux apparences, non point une évolution mais une involution de la rationalité.

Nous avions vu auparavant que, dans la conception de l'Antiquité chrétienne, les notions de nature, homme, Dieu, ethos et religion étaient indissolublement intriquées l'une dans l'autre et que cette intrication avait précisément aidé le christianisme à voir clair dans la crise des dieux et dans la crise de l'antique rationalité. L'orientation de la religion vers une vision rationnelle du réel en tant que tel, l'ethos comme partie de cette vision, et son application concrète sous le primat de l'amour s'associèrent l'un à l'autre. Le primat du logos et le primat de l'amour se révélèrent comme identiques.

Le logos n'apparut pas seulement comme raison mathématique à la base de toutes les choses, mais comme amour créateur jusqu'au point de devenir com-passion à l'égard de la créature. La dimension cosmique de la religion qui, dans la puissance de l'être, vénère le Créateur, et sa dimension existentielle, la question de la rédemption, se compénétrèrent et devinrent un unique problème.

De fait, une explication du réel qui ne peut fonder également de façon sensée et compréhensive un ethos, doit rester nécessairement insuffisante. Or, c'est un fait que la théorie de l'évolution, là où elle se risque à s'élargir en philosophia universalis, tente de refonder également l'ethos sur la base de l'évolution. Mais cet ethos de l'évolution, qui trouve inéluctablement sa notion clé dans le modèle de la sélection, et donc dans la lutte pour la survie, dans la victoire du plus fort, dans l'adaptation réussie, n'a à offrir que peu de consolations. Là même où l'on cherche à l'embellir de diverses manières, il demeure finalement un ethos cruel. L'effort pour distiller le rationnel à partir d'une réalité en elle-même insensée échoue ici clairement, à vue d'œil.

Tout cela sert bien peu pour ce dont nous avons besoin : une éthique de la paix universelle, de l'amour pratique du prochain et du nécessaire dépassement du bien individuel.

La tentative pour redonner, en cette crise de l'humanité, un sens compréhensif à la notion de christianisme comme religio vera, doit, pour ainsi dire, miser pareillement sur l'orthopraxie et sur l'orthodoxie. Son contenu devra consister, au plus profond, aujourd'hui - à vrai dire comme autrefois - en ce que l'amour et la raison coïncident en tant que piliers fondamentaux proprement dits du réel : la raison véritable est l'amour et l'amour est la raison véritable. Dans leur unité, ils sont le fondement véritable et le but de tout le réel.

JOSEPH RATZINGER