Un malentendu révélateur : moi et ma Mère... des dieux ?

Un malentendu révélateur : moi et ma Mère... des dieux ?

La sourate 5,116 fait dire très ironiquement à Jésus :

"Vous ai-je dit de me mettre, moi et ma Mère, comme dieux à côté de Dieu ?".

Cette sourate critique les chrétiens qui adorent : le Père, la Mère et le Fils Jésus.

Nous allons voir qu'il s'agit d'une critique du dogme de la Trinité et non pas de la critique d'une éventuelle mariolatrie.

La « mère de Jésus » désignait l'Esprit Saint.

ORIGENE a rapporté le logion suivant de l'Evangile selon les Hébreux (un apocryphe jugé hérétique):

"Le sauveur a dit : Il y a un instant, ma Mère qui est l'Esprit Saint, m'a enlevé par un de mes cheveux et m'a transporté sur la grande montagne du Thabor"[1]

Après avoir cité le même passage évoquant le Thabor dans un autre commentaire des Ecritures, Origène ajoutait simplement :

"C'est une preuve dans leur croyance [celle des que l'Esprit-Saint est la mère du Christ"[2].

JEROME également a retranscrit deux passages :

"Dans cet évangile écrit "selon les Hébreux", qui est lu par les Nazaréens, le Seigneur dit : Il y a un instant, ma mère, le Saint-Esprit, m'éleva »[3].

Et :

"Selon l'évangile écrit en langue hébraïque que les Nazaréens lisent... nous trouvons ceci : Il arriva que, tandis que le Seigneur remontait de l'eau, toute la source du Saint-Esprit descendit et reposa sur lui et lui dit : Mon Fils, parmi tous les prophètes, je t'attendais pour que tu viennes et que je puisse reposer en toi. Car tu es mon repos, tu es mon fils premier-né qui règnes pour toujours"[4].

En fait, c'est plutôt une manière de parler qu'une croyance : ORIGENE aurait pu faire l'effort d'expliquer que le mot "esprit" est féminin en hébreu aussi bien qu'en araméen; or, vu que la tradition chrétienne (Luc 1,35) précise que Jésus a été engendré sous l'action de l'Esprit Saint, il était compréhensible que le titre de "mère" fût attribué à l'Esprit Saint.

Cette manière de parler existait aussi chez les chrétiens de Perse (il ne s'agit plus d'hérétiques). Aphraate voulait commenter le passage bien connu de Gn 2,24, et il continuait ainsi : Tant que l'homme n'a pas encore pris femme, il aime et honore son Père, et il n'a pas d'autre amour. Quand l'homme prend femme... son amour le sépare de son Père et de sa Mère" - et écrit vers 340 que le chrétien qui se marie tend à oublier "son Père et l'Esprit Saint sa mère".[5]


C'est cette manière de parler de la Trinité (toujours actuelle parmi les Chaldéens) que raille l'auteur du verset sourate 5,116, ce que les commentateurs musulmans anciens avaient bien compris[6].

L'appellation « mère » pour désigner l'Esprit Saint était donc connue soit en Egypte (Origène), en Terre (Jérôme) et en Perse, autant de lieux qui étaient aussi des centres musulmans susceptibles d'influencer la pensée de Muhammad, la dictée ou la rédaction du Coran...

On a parfois cru que le Coran désignait Marie.

Les Occidentaux surtout, ignorant des traditions chrétiennes chaldéennes et des apocryphes, ont pensé tout naturellement que le Coran dénonçait une adoration envers Marie.

Or, la Vierge Marie n'a jamais été prise pour une divinité (les grands conciles chrétiens auraient jeté l'anathème sur cette erreur si elle avait existé).

Tout au plus, la manière d'honorer Marie, en Arabie, au IV° siècle, a-t-elle été momentanément un peu naïve et maladroite. Lors d'une fête annuelle, quelques femmes offraient à la Vierge des tartes confectionnées avec des ingrédients spéciaux appelées « Choloridi ». Rien de plus.

La cérémonie, réservée exclusivement aux femmes, suscita la réprobation et la correction de saint Epiphane (315-403), évêque de Salamine à Chypre :

« Le corps de Marie était certainement saint, mais il n'était pas Dieu. La Vierge était sûrement vierge et digne d'honneur; cependant elle n'a pas été donnée aux hommes pour être adorée. Mieux, elle a été elle-même l'adoratrice de Celui qui, selon la chair, est né d'elle, mais qui était descendu du Ciel et du Sein du divin Père. »[7]

La correction de l'évêque ne signifie pas que les femmes adoraient Marie mais que leurs gestes, trop ambigus, devaient cesser.

Ce culte fut alors délaissé et remplacé par un mouvement anti-marial, authentiquement hérétique. Avec l'excès inverse, il considérait Marie comme une femme commune en lui niant tout culte et toute vénération.

Cet épisode se passait au IV° siècle, et il est anachronique de penser qu'un tel épisode ait pu induire chez Muhammad l'idée que les chrétiens adorent Marie.

Conclusion

1) Il n'est pas sérieux de penser que les chrétiens aient pu être accusés d'adorer Marie.

2) Le fait que le Coran dénigre l'adoration trinitaire en appelant l'Esprit Saint mère de Jésus implique :

- soit que le Coran ait été écrit en Perse (au contact avec la tradition chaldéenne pour qui l'Esprit Saint est la mère de Jésus) - ce qui fait suspecter que l'Ecriture du Coran ait été mêlée aux intérêts des castes dominantes musulmanes résidant en Iran et en Iraq.

- soit que l'islam (puis le Coran) soit apparu au contact avec des hérésies post-chrétiennes (cf. l'Evangile des Hébreux ou des Nazaréens qu'Origène et saint Jérome citent) ce qui expliquerait le messianisme conquérant de l'islam dès son origine : les hérésies dénoncées par les pères de l'Eglise ne reconnaissaient pas la divinité de Jésus et voulaient un "fils de David" au sens d'un messie politique[8].


[1] Origène, Sur l'év. de Jean, Hom. 2, 12

[2] Origène, In Jer. 15,4

[3] Jérôme, In Is. 40,9 - PL 24, 405

[4] Jérôme, In Is. 11,2 (PL 24, 144F || In Mich. 7,6 et In Ez. 16,13

[5] Cf. Aphraate, Les exposés - écrits entre 336 et 345 -, trad. Marie-Joseph Pierre, S.C. n° 359, Paris, Cerf, 1989, t.2 p.791 / Al-Bayyinât 18,10 cité par Azzi Joseph in Le prêtre et le prophète..., Paris, Maisonneuve & Larose, 2001, p.168

[6] Les commentateurs du Coran tels que ath-Thabarî, al-Baydawî, al-Zamahšarî ou al-Jalâlayn (et d'autres) indiquent à propos de ce verset sourate 5,116 qu'il s'agit de l'Esprit-Saint et non pas de la Vierge Marie. Pour eux, aucun chrétien n'a jamais placé Marie parmi la Trinité (cf. Azzi Joseph, Le prêtre et le prophète : aux sources du Coran, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001, p.169).

[7] Saint Epiphane, Panarion, 79,4

[8] Wilhelm Rudolph, Die Abhängigkeit des Qorans von Iudentum und Christentum, Stuttgart, 1922, p.89-90.

David S. Margoliouth, The Relations between Arabs and Israelites prior to the Rise of Islam, Londres, 1924.

Hans-Joachim Schoeps, Theologie und Geschichte des Judenchristentums, Tübingen, Mohr, 1949

Jean Daniélou, Art. Judéo-christianisme, in Encyclopedia Universalis, 1994

Magnin J.-M., Notes sur l'ébionisme, Jérusalem, in Proche-Orient Chrétien, 1979 (tiré à part des articles parus de 1973 à 79). Voir aussi Roncaglia M. P., Eléments ébionites et elkésaïtes dans le Coran, in Proche-Orient Chrétien, xxi, 1971, p.101-126.


F. Breynaert