Récit de conversion (J-M Verlinde)

Récit de conversion (J-M Verlinde)

La quête de sens peut conduire le pèlerin à faire le 'grand saut' du non-retour. Jacques Verlinde a vécu ce passage : initié aux pratiques ascétiques orientales (Yoga, méditation transcendantale), il poursuit aux Indes l'approfondissement de la philosophie religieuse hindouiste et bouddhiste.

Mais l'expérience de l'enstase, de l'anéantissement du 'je personnel' dans un Soi impersonnel, suscite en lui des questions fondamentales : que signifie un bonheur qui se vit seul et qui n'ouvre pas sur l'Autre ? Que reste-t-il de l'amour lorsque l'amant et l'aimé se sont confondus dans une vacuité sans visage et sans nom ?

Pour l'auteur, cette expérience au cœur des mystiques orientales est 'interdite', parce qu'elle ne laisse plus de place à 'l'inter-dit', c'est-à-dire à la parole qui marque l'altérité et que Dieu offre comme lieu de la rencontre.

Avec un réel souci pédagogique, à l'appui d'une solide réflexion anthropologique et théologique, il avertit les 'chercheurs de sens' qui s'engagent sur les voies de l'Orient et éclaire les vrais enjeux du yoga, qui va bien au-delà d'une simple, méthode de relaxation.

Pouvez-vous nous lever un coin du voile et nous dire quelques mots sur l'étape de votre conversion ?

Je veux bien essayer.

Le gourou avait constaté la précarité de la santé de son entourage, surtout de ceux qui s'étaient adonnés à des sessions de méditation intensives. Il avait fait appel à des médecins de différents pays et de différentes spécialités. A ce propos, je signale que le diagnostic n'était guère brillant pour une technique qui promet monts et merveilles : détentes, épanouissement physique et psychique, maîtrise de soi, augmentation du QI, etc. Le constat scientifique était tout autre : vieillissement précoce ! [...]

Le gourou avait également fait appel à des naturopathes dont un français. Or, il se trouve que celui-ci était chrétien. Un jour qu'il était venu me trouver pour convenir d'un rendez-vous avec le maître, nous nous sommes mis à parler. Ce qui se fit d'autant plus spontanément que je n'avais pas souvent l'occasion de l'exprimer en français, la langue usuelle étant l'anglais.

C'est ainsi que nous en sommes venus à partager sur mon cheminement et qu'il me posa bien simplement la question si j'étais baptisé et si j'avais reçu une éducation chrétienne. Encouragé par ma réponse positive, il me demanda alors :

« Et maintenant, Jésus-Christ, qui est-il pour vous ? »

J'aurais du mal à vous dire ce qui s'est passé au juste à ce moment là. Je n'ai plus entendu que le nom de Jésus qui est descendu jusqu'au tréfonds de ma conscience. C'est comme s'il avait provoqué en moi une résonance, ou plutôt réveillé une présence : sa présence. J'ai pris conscience qu'IL était là, qu'Il avait toujours été là, disponible, prêt à se révéler, n'attendant qu'il signe, un appel, de ma part pour se manifester à nouveau comme mon Seigneur. Je l'avais enfermé dans une oubliette de mon cœur, et son Nom très Saint, véhiculé par cette demande, venait d'ouvrir la porte de sa prison, qui était aussi la mienne.

« Et vous, qui dites-vous que je suis ? » Cette question qui est au centre de l'évangile de Matthieu (Mt 16, 15) et de Marc (Mc 8, 29) m'a transpercé le cœur. Il était là tout proche, dans la discrétion d'une présence qui se propose mais ne veut pas s'imposer, car elle veut être choisie, désirée, aimée. S'il me fallait tenter d'exprimer en paroles ce qu'il a imprimé dans mon cœur en ces instants, je dirais : « Combien de temps, mon enfant, vas-tu encore me faire attendre ? »

Aucun jugement, aucun reproche, aucune réprimande : seulement le gémissement douloureux et à la fois plein d'espérance de l'amour trahi qui ne sait se résoudre à abandonner celui qu'il aime.

Une infinie tendresse, un flot de miséricorde se déversaient en moi, dans tout mon être : mon cœur, mon âme et mon corps. Et je pleurais, je pleurais toutes les larmes de ma repentance. Je pleurais de douleur d'avoir fait souffrir tant d'années celui que j'avais aimé puis rejeté et qui m'avait suivi patiemment jusqu'au bout du monde. Je pleurais de joie d'Etre toujours aimé malgré ma trahison, d'Etre déjà pardonné avant même d'avoir demandé ce pardon que je balbutias maladroitement à travers mes sanglots... [...]

Et tout à coup, l'expérience a changé de tonalité : je me suis senti envahi d'une force inouïe, porteuse d'une exigence qui ne supportait pas de délai : « tu sais ce qu'il te reste à faire ».

Etait-ce votre première expérience de ce type ?

Avec une telle intensité, oui. En vous parlant, je me souviens cependant d'une autre « visitation » qui m'avait profondément troublé et interrogé. J'en avais été gratifié à plusieurs reprises, au moment où, au terme de longs efforts d'ascèse physique et mentale, j'allais sombrer dans cet état de fusion avec le Grand Tout cosmique dont nous avons parlé.

Dans les derniers instants de conscience personnelle, m'apparaissait soudain un visage de femme, très belle, mais infiniment triste.

Elle me regardait avec une immense tendresse, et de grosses larmes coulaient sur son visage.

Mais, lorsque je lui demandais intérieurement qui elle était, son visage s'évanouissait doucement de ma conscience.

Pendant près de trente ans, je me suis demandé à quoi correspondait cette vision. Je m'étais arrêté à une interprétation d'ordre psychologique : il s'agirait d'un remord de conscience envers ma mère, que mon cheminement faisait beaucoup souffrir.

Et puis, quelle ne fut pas mon émotion, lorsque je trouvais pour la première fois face à Notre Dame de Jasna Gora, à Czestochowa il y a quelques années : c'était elle, c'était bien elle !

Le même visage, le même regard pénétrant et mystérieux, la même expression de tendresse compatissante.

J'en demeurai interdit, profondément bouleversé.

Marie m'avait donc accompagné, elle aussi dans mon égarement, tentant de me faire signe.

Lorsque le Seigneur se révèle à vous, Il ne vous donne pas à proprement parler un commandement, mais Il vous invite à réaliser ce que vous savez devoir faire. De quoi s'agissait-il ?

De partir. Cela ne faisait pour moi aucun doute.


Joseph Marie Verlinde, L'expérience interdite, éditions saint Paul, Versailles 1998. p. 108-112