La chair et la philosophie de la connaissance

La chair et la philosophie de la connaissance

[La dimension charnelle de l'homme a acquis une pertinence anthropologique grâce aux auteurs chrétiens de l'époque primitive et patristique, qui argumentèrent avec force contre le dualisme platonicien.

Le mystère de Marie de Nazareth, qui a donné chair et sang au Fils de Dieu et médite toutes ces choses en son cœur (Lc 2, 19) confirme la philosophie du réel, du corps et du toucher, tels que des philosophes tels qu'Aristote, saint Bernard de Clairvaux ou Rémi Brague l'enseignent.]

La nature charnelle de l'homme est impliquée par la théorie de la connaissance communément admise au Moyen Age. Selon celle-ci, toute connaissance doit partir de la connaissance sensible. Ceci vaut également lorsque la connaissance est censée saisir l'immatériel[1].

Cette théorie est bien évidemment celle d'Aristote. Mais une théorie de ce genre est attestée bien avant l'entrée en Occident du savoir hellénique par le chemin arabe au XII° et XIII° siècle. C'est ainsi que nous la trouvons sous la plume de saint Bernard de Clairvaux, mort en 1153, dans le 5° sermon qui a été probablement prononcé en 1135 :

« L'homme est un esprit enveloppé dans la chair et habitant de la terre. Il lui faut donc commencer par la considération des choses sensibles pour parvenir, lentement et par étapes là où les anges arrivent sans efforts. »[2]

La perception est fondamentalement perception sensible, et la perception sensible est fondamentalement toucher[3]. Dans le toucher, nous percevons l'objet résistant que nous touchons, et en même temps nous percevons ce qui nous fait toucher, à savoir la chair compressée par la rencontre de l'objet qui lui résiste. Dans le toucher, le Moi se connaît lui-même. Mais il ne se saisit pas de la même façon que le sujet moderne le fait, en tout cas si nous devons ajouter foi à l'analyse de Heidegger. Le sujet ne s'assure pas de soi-même avant de connaître les choses.

Ce que je viens de dire peut recevoir une confirmation à contrario. Il s'agit du célèbre argument d'Avicenne connu traditionnellement sous le nom de « l'homme volant »[4]. Il a attiré l'attention de bien des philosophes et historiens de la pensée. Et certains songent même à y voir la source indirecte du cogito de Descartes.

Avicenne suppose que la conscience de soi demeure lorsque la continuité physique avec soi-même est ôtée.

Le son moderne, ou à tout le moins prémoderne que rend ce texte provient de l'exclusion du corps qui y est opérée. Le corps est exclu, non à cause de sa nature matérielle, mais parce qu'il symbolise ce que la conscience doit recevoir du dehors et qu'elle ne peut construire à partir de soi-même.

[Autrement dit, Avicenne rejette le fait que la conscience doive recevoir du dehors ; il pense que la conscience peut construire à partir de soi-même. Quand, quelques siècles après, Descartes déclara « Je pense, donc je suis », il procède de la même autonomie.]


[1] Voir par exemple Thomas d'Aquin, CG 1, 12, p.10 b.

[2] Bernard de Clairvaux, Commentaire du Cantique des cantiques, 5, i, 1-4. (PL 183, p. 799a - 800b)

[3] Aristote, De l'âme, III, 12, 434b 10-18

[4] « Il faut s'imaginer l'un de nous comme s'il avait été créé d'un coup, et créé parfait [...] flottant dans l'air ou dans le vide [...] et ses membres ne sont ni attachés ni en contact les uns avec les autres. On demande alors s'il affirmerait sa propre existence. Il n'y a aucun doute qu'il affirmerait sa propre existence, sans affirmer pour autant l'existence d'aucune extrémité de ses membres. » (Avicenna's De anima, Being the psychological part of Kitâb al shifâ', éd. F. Rahman, Oxford University Press, 1959, I , 1).


Extraits par F. Breynaert de : Rémi BRAGUE, Au Moyen du Moyen Age. Philosophies médiévales en chrétienté, judaïsme et islam. Editions de la Transparence, Chatou 2006, p. 182-187.

N.B. Rémi Brague a reçu le prestigieux prix Ratzinger le 28 septembre 2012.