Le regard innocent de Marie (Georges Bernanos)

Le regard de la Vierge (Bernanos)

Un jeune curé est récemment arrivé à Ambricourt. Mais sa simplicité fait jaillir le feu de la grâce, « comme une torche », partout où il passe. Il dérange. Les puissants du canton font le projet de demander sa mutation.

C'est alors que le curé de Torcy rend visite au jeune prêtre, l'encourage de diverses manières, et lui dit :

« Notre pauvre espèce ne vaut pas cher, mais l'enfance émeut toujours ses entrailles, l'ignorance des petits lui fait baisser les yeux - ses yeux qui savent le bien et le mal, ses yeux qui ont vu tant de choses !

Mais ce n'est que l'ignorance, après tout.

La Vierge était l'innocence. [...]

Oui, mon petit, pour la bien prier, il faut sentir sur soi ce regard qui n'est pas tout à fait celui de l'indulgence - car l'indulgence ne va pas sans quelque expérience amère - mais de la tendre compassion, de la surprise douloureuse, d'on ne sait quel sentiment encore, inconcevable, inexprimable, qui la fait plus jeune que le péché, plus jeune que la race dont elle est issue et, bien que Mère par la grâce, Mère des grâces, la cadette du genre humain. »[1]

Bernanos suggère que le regard de la Vierge Marie inspire le regard du jeune prêtre sur ses paroissiens, et amène l'heure de la grâce, fut-elle une heure de douloureuse vérité.

Voici un exemple. Sulpice Mitonnet est un jeune qui participe au tout petit cercle d'étude organisée par le curé, il s'est proposé pour réparer le plancher du presbytère. Or ce jeune a des habitudes abominables que le village connaît, mais le curé ne le comprendra que lorsque le comte le lui dira. Le curé rentre au presbytère d'Ambricourt où Sulpice Mitonnet remplace adroitement quelques planches vermoulues du plancher :

« J'ai ouvert la porte de la salle. Occupé à raboter ses planches, il ne pouvait ni me voir ni m'entendre. Il s'est pourtant retourné brusquement, nos regards se sont croisés. J'ai lu dans le sien la surprise, puis l'attention, puis le mensonge. Non pas tel ou tel mensonge, mais la volonté de mensonge. Cela faisait comme une eau trouble, une boue. Et enfin, je le fixais toujours, la chose n'a duré qu'un instant, quelques secondes peut-être, je ne sais - la vraie couleur du regard m'est apparue de nouveau, sous cette lie. Cela ne peut se décrire, Sa bouche s'est mise à trembler. Il a ramassé ses outils, les a soigneusement roulés dans un morceau de toile, et il est sorti sans un mot. »[2]

Bernanos suggère que le regard de la Vierge est un secret entre elle et lui, un secret de compassion, un secret qui délivre et donne une autre dimension.

Le curé d'Ambricourt a l'habitude de rendre visite à ses paroissiens, chez eux. Mais les fermes sont éloignées les unes des autres et le climat est éprouvant. En chemin, il vacille d'épuisement. Et il voit « la créature sublime »... il regarde les mains d'abord, puis le visage :

« Je craignais en levant les paupières d'apercevoir le visage devant lequel tout genou fléchit. Je l'ai vu [...] Elle était l'innocence. J'ai alors compris certaines paroles de monsieur le curé qui m'avaient parues obscures »[3].

Ce regard de la Vierge, c'est ce qu'il cherchait quand il priait si difficilement. Et à cet instant, c'est un peu comme la rencontre entre Jésus et sa mère, sur le chemin de croix où Jésus est tombé. Le jeune curé tombera quelques minutes plus tard, vomissant son sang (il a un cancer de l'estomac).

Ce regard de la Vierge, il en a aura encore tant besoin, pour surmonter le regard des gens, ces gens qu'il sent si supérieur, lui qui n'est même pas fils d'agriculteur, mais fils d'ouvriers agricoles, ces gens qui veulent déjà sa mutation...

« On ne vient pas facilement à bout de cette peur irraisonnée, enfantine, qui me fait me retourner brusquement lorsque je sens sur moi le regard d'un passant. Mon cœur saute dans ma poitrine, et ne recommence à respirer qu'après avoir entendu le bonjour qui répond au mien. Quand il arrive, je ne l'espérais déjà plus. La curiosité se détourne de moi, pourtant. On m'a jugé, que demander de plus ? »[4]

Bernanos suggère encore cet invisible regard qui habite le jeune prêtre, quand peu de temps après, tenant son chapelet à l'heure de sa mort, le jeune curé murmure :

«... tout est grâce ».[5]


[1] Georges BERNANOS, Journal d'un curé de campagne (Plon 1936), éditions « Le livre de poche », Paris 1966, p. 182

[2] p. 107

[3] p. 186

[4] p. 194

[5] p. 254


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Françoise Breynaert