Pourquoi Jésus parle-t-il différemment dans l'Evangile de Jean ?

Répondre à cette question est assez capital, parce que les exégètes modernes contestataires se servent de ce constat que le Christ parle très différemment chez les Synoptiques et chez Saint Jean pour en déduire notamment que les paroles mises dans sa bouche ne sont pas ses mots réels et originaux du Christ mais des reconstructions tardives élaborées par les communautés chrétiennes pour rendre compte de leur foi postpascale, en fonction de leur théologie du moment.

Telle n’est pas la foi de l’Église qui a réaffirmé dans Dei Verbum (Vatican II) l’historicité et la fidélité des Évangiles, qui résument et font des choix mais livrent des choses toujours vraies et sincères sur le Christ, avec cette intelligence plus profonde des choses après la Pentecôte (DV 19), mais plusieurs questions convergentes se posent alors :

  • - Comment expliquer ces divergences de ton de Jésus très claires entre les Synoptiques et l’Évangile de Jean où le Christ parle si différemment ?
  • - Comment expliquer aussi que l’affirmation de la divinité du Christ soit toujours assez implicite chez Matthieu, Marc et Luc, même si elle affleure partout, alors qu’elle est si claire et explicite chez Saint Jean ?
  • - Comment expliquer que l’annonce explicite du mystère de l’Incarnation soit totalement absente de Matthieu et de Marc et seulement racontée en un court récit chez Luc, alors qu’elle est omniprésente chez Jean et qu’elle structure tout son Évangile ?
  • - Est-ce que cette absence est un choix de Matthieu, Marc et Luc, ou bien une forme d’ignorance au moment de la composition de leurs Évangiles, dans les années qui ont suivi la Pentecôte ?

L’Écriture et la Tradition fournissent des réponses à toutes ces questions. Les Évangiles Synoptiques rassemblent le contenu des premières annonces des Apôtres composées spécialement pour des publics choisis, différents et clairement identifiés par la Tradition :

  • Matthieu s’adresse aux juifs de Jérusalem,
  • Marc aux romains de Rome,
  • Luc, qui sera l’Évangile de Paul, aux grecs de l’Empire.

Mais l’Évangile de Jean est très différent : c’est le recueil final de paroles « stables et déjà établies » qui vient de l’enseignement complémentaire d’approfondissement que Jean a délivré pendant plus de 50 ans, et qui résume les paroles plus fortes que Jésus destinait à ses disciples déjà formés.

Saint Augustin répondait (De consensu evangelistarum) que les évangélistes avaient présenté Jésus sous des angles différents : Matthieu comme roi, Marc comme homme, Luc comme prêtre et Jean comme Dieu, ce qui était plus « dur à entendre » (Jn 6,60) pour les juifs de l’époque.

Jean a rassemblé toutes ces paroles du Christ qui étaient certes un peu plus « dures à entendre », ou plutôt qui ne pouvaient être entendues que par des cœurs déjà préparés et formés par une première annonce, après un premier cycle de catéchèse basé sur les Évangiles Synoptiques.

Comme Saint Irénée en a parlé à maintes reprises pour expliquer l’Ancien Testament, il y a aussi une « pédagogie divine » dans le Nouveau :

« Dieu se communique graduellement à l’homme, Il le prépare par étapes à accueillir la Révélation surnaturelle qu’Il fait de Lui-même et qui va culminer dans la Personne et la mission du Verbe incarné, Jésus-Christ ». (CEC n°53)

Comme on a vu plus haut, le Christ lui aussi distinguait bien les niveaux d’enseignement en fonction des publics. Saint Paul distingue de même « le lait » qu’on donne aux débutants et la « nourriture solide » pour les « spirituels » plus avancés et qui ont dépassé le stade « charnel » (1 Co 3,1) :

« Pour moi, frères, je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des êtres de chair, comme à de petits enfants dans le Christ. C'est du lait que je vous ai donné à boire, non une nourriture solide; vous ne pouviez encore la supporter. Vous ne le pouvez pas davantage maintenant, car vous êtes encore charnels ». (1 Co 3,1)

 

De même dans l’épitre aux Hébreux :

« Alors qu'avec le temps vous devriez être devenus des maîtres, vous avez de nouveau besoin qu'on vous enseigne les premiers rudiments des oracles de Dieu, et vous en êtes venus à avoir besoin de lait, non de nourriture solide. Effectivement, quiconque en est encore au lait ne peut goûter la doctrine de justice, car c'est un tout petit enfant; les parfaits, eux, ont la nourriture solide, ceux qui, par l'habitude, ont le sens moral exercé au discernement du bien et du mal. C'est pourquoi, laissant l'enseignement élémentaire sur le Christ, élevons-nous à l'enseignement parfait, sans revenir sur les articles fondamentaux du repentir des œuvres mortes et de la foi en Dieu, de l'instruction sur les baptêmes et de l'imposition des mains, de la résurrection des morts et du jugement éternel » (Hb 5,12)

 

Dans l’Évangile de Jean, les discours de révélation les plus forts de Jésus sont presque toujours destinés à un tout petit groupe de disciples ou aux Apôtres seuls : les enseignements que Jean rappelle sont donnés progressivement et seulement à ceux qui peuvent les comprendre.

Et encore, après 3 ans, quand Philippe demande à Jésus de leur montrer le Père, il s’exclame désolé :

« il y a si longtemps que je suis avec vous et tu ne me connais pas, Philippe ? Qui m’a vu a vu le Père. Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? » (Jn 14,8)

 

Jésus leur a dit à la fin qu’il avait « beaucoup de choses » à leur dire mais qu’ils ne pouvaient pas les porter maintenant, avant la venue de l’Esprit Saint (Jn 16,12).

Les grands moments de révélations se font toujours en petits cercles, auprès de disciples déjà formés :

  • - Jean a été seul à élaborer son Prologue (Jn 1).
  • - Ils ont été trois seulement, avec Pierre et Jacques son frère, à voir la Transfiguration.
  • - Ils étaient très peu sans doute à entendre les paroles de révélation de Jean-Baptiste à ses plus proches disciples (Jn 1,30-34 ; Jn 3,27-36)
  • - Il n’y avait que quelques Apôtres à Cana (Jn 2) et pour l’entretien avec Nicodème (Jn 3).
  • - Et c’était les Apôtres seuls qui reçurent finalement le grand discours de révélation de la Cène, avant la Passion (Jn 13-18)
  • - Les deux rares fois où Jésus se risque à de fortes révélations à des cercles plus larges, cela ne se passe pas bien du tout : comme le discours sur le Pain de vie (Jn 6) où ses paroles, « trop dures » (Jn 6,60), « scandalisent » (Jn 6,61), ou bien quand Jésus conclut une discussion avec les scribes (Jn 7-8) en disant « Avant qu’Abraham fut, Je Suis » (Jn 8,58) : on veut le lapider immédiatement pour blasphème (Jn 8,59, et encore un peu plus tard : Jn 10,31).
  • - Sinon en public, Jésus tient « des discours mystérieux » (Jn 10,6) ou sibyllins (Jn 2,19).


Il y a deux niveaux d'enseignement

 

Il est donc important de bien distinguer ces deux niveaux d’enseignement du Christ, qui seront repris par les Apôtres après la Pentecôte.

Il y a d’abord une annonce publique qui sert pour l’évangélisation (ce qu’on a appelé le « kérygme ») puis une catéchèse de premier niveau pour les premiers disciples, d’abord tous juifs, et puis un enseignement plus approfondit qui va se mettre en place autour de Jean, aidé et formé par la Vierge Marie, pour ceux qui sont appelés à aller plus loin.

Ces deux discours devaient tous deux être affinés au cours du temps, le premier se cristallisant dans l’Évangile de Matthieu, composé très vite après la Pentecôte, fixé et écrit pour les disciples issus du judaïsme quand les Apôtres abandonnent l’enseignement oral sur place à cause des persécutions.

Pierre et Jean, les deux témoins du début des Actes des Apôtres, représentent d’une certaine manière ces deux discours. Pierre prend en charge la première annonce publique, visiblement, et Jean s’occupe de l’approfondissement caché, avec l’aide de la Vierge Marie. Et devant les publics indifférents ou hostiles, lorsqu’ils sont deux pour témoigner, Pierre parle, et Jean se tait.

Dans les premières années suivant la Pentecôte, les Apôtres ont mis en place des discours adaptés à la première annonce aux juifs, aux romains et aux grecs, qui donneront schématiquement les Évangiles de Matthieu, Marc et Luc.

Tous ont entendu les grands discours de révélation du Christ en petit groupe et ils en avaient tous une connaissance fondamentale, même si la compréhension des paroles du maître pouvait être plus ou moins claire selon les dispositions et les capacités de chacun. C’est sans doute délibérément qu’ils ont choisi de ne pas diffuser ces informations dans les annonces publiques, pour ne pas scandaliser les juifs non croyants et ne pas être accusés de blasphème trop facilement, mais c’est aussi parce que la formulation et l’explicitation de ces mystères étaient d’une certaine manière réservés à ceux qui pouvaient en parler avec plus de précision et de clarté.

En parallèle, l’enseignement approfondi des petits groupes de disciples chargés à former pour guider la communauté ou s’occuper de l’enseignement mystique est confié à Jean, qui va le peaufiner et le développer dans le cadre de son enseignement oral pendant 50 ans, jusqu’à sa mort, complétant les Synoptiques d’un témoignage complémentaire qui permet de garantir définitivement le sens et la vérité.

Cet enseignement approfondi a été confié à Jean parce qu’il avait les dispositions particulières pour cela et parce qu’il avait une proximité spéciale avec le Christ qu’il comprenait mieux et plus vite.

Tout professeur sait qu’il a dans son auditoire, des élèves qui sont plus doués que le reste de la classe, avec lesquels il peut aller plus loin. Les autres n’avaient peut-être pas la même compréhension que celle de « l’aigle » Saint Jean, qui voit plus loin et entend plus profondément que les autres. Dans la tradition orientale, le « disciple que Jésus aimait » ou le « disciple préféré » est en fait celui qui comprend le mieux le maître et qui est capable de restituer son enseignement de la manière la plus exacte, avec les paroles mêmes du maître. C’est ce que fera Saint Jean dans son Évangile, qui commence sans doute à être composé immédiatement après la Pentecôte et qui est enseigné sans relâche, de manière orale, pendant toute la fin du premier siècle.

L’Église a mis du temps pour affirmer et expliciter la centralité du mystère de l’Incarnation et pour fixer par exemple la belle tradition de la prière de l’Angélus matin, midi et soir …