A cette parole elle fut toute troublée (Luc 1,29)

A cette parole elle fut toute troublée (Luc 1,29)

Le renversement des rôles

En comparant la « salutation angélique » à la Vierge Marie avec toutes les autres interventions des anges dans l'Ancien Testament, les Pères et les Docteurs ont été frappés par le renversement des rôles.

D'ordinaire en effet, c'est à l'homme de révérer les anges, êtres spirituels plus proches du mystère divin.

Mais dans la scène de l'Annonciation, c'est tout à l'inverse, l'Ange qui révère une petite fille de quinze ans !

On songe à l'étonnement de l'humble Bernadette de Lourdes, lorsque la Vierge lui demanda « voulez-vous me faire la grâce de venir ici durant quinze jours ». Jamais personne n'avait vouvoyé la pauvre Bernadette !

N'est-ce pas un étonnement analogue qui explique le trouble de la Vierge Marie à la salutation de l'ange :

« A cette parole elle fut toute troublée » (Luc 1,29) ?

Comment comprendre ce trouble de la Vierge ?

N'est-ce pas l'extrême déférence dont l'ange a fait preuve à son égard qui suscite le trouble profond de l'humble Vierge ?

C'est en tout cas une interprétation courante depuis Origène (†253) et saint Ambroise (†397) :

« La Vierge, écrit ce dernier, se demandait quel était ce salut ; par modestie, car elle était troublée ; par prudence car elle était surprise de cette formule nouvelle de bénédiction, qui ne se lisait nulle part, ne s'était nulle part rencontrée jusque-là.

A la seule Marie ce salut était réservé : seule en effet elle est justement appelée pleine de grâce, ayant seule obtenu cette grâce que nulle autre n'avait reçue, d'être remplie de l'Auteur de la grâce... »

Saint Ambroise, Homélie sur Luc, II,8

C'est son humilité qui troublait la Vierge Marie. Saint Alphonse de Liguori (†1787) se fait l'écho de cette thèse traditionnelle en écrivant :

« Ce trouble ne fut donc causé que par son humilité en entendant des louanges si contraires à l'opinion défavorable qu'elle avait d'elle-même [...] saint Bernardin dit que, si l'ange lui eût déclaré qu'elle était la plus grande pécheresse du monde, Marie n'eût point éprouvé la même surprise, mais qu'à ses louanges sublimes, elle se troubla tout à fait »

St Alphonse de Liguori, Les gloires de Marie, Discours IV

Saint Thomas d'Aquin (†1274) a fait de ce renversement de préséance entre l'ange et la Vierge l'axe de son commentaire de la « salutation angélique ». Il compare la visite des trois anges à Abraham au chêne de Mambré (cf. Genèse 18) et la visite de l'Ange Gabriel à Marie lors de l'Annonciation (cf. Luc 1,26-38).

Cette comparaison est d'autant plus opportune que saint Luc fait manifestement référence à la scène de Mambré en faisant dire à l'Ange « Rien n'est impossible à Dieu » comme une reprise du « Y a-t-il rien de trop merveilleux pour Dieu ?» de la Genèse.

La Tradition a souvent mis en relief l'hospitalité zélée d'Abraham à l'égard des trois mystérieux personnages, figure de la Trinité (songez à la célèbre icône de Roublev). L'attitude d'Abraham est commandée par cette crainte révérencieuse que nourrissent tous les personnages de l'Ancien Testament à l'égard des anges. On songe par exemple au père de Samson, Manoah et à sa femme qui tombent la face contre terre quand l'ange du Seigneur leur apparaît (cf. Juges 13,24).

Mais dans la scène de l'Annonciation, rien de tel ! Au contraire, ici, c'est l'Ange qui révère la Vierge Marie !

Il est heureux que la traduction française rende bien cette nuance de respect que comporte la salutation angélique. Le verbe un peu solennel « saluer » et l'usage du vouvoiement garde à l'expression « Je vous salue » la note de révérence. C'est comme si l'ange disait à la Vierge « Je vous révère parce que vous êtes plus familière avec Dieu que moi car ‘Le Seigneur est avec vous' » (St Thomas).

L'hospitalité que Marie accorde à la Trinité est bien plus profonde encore que celle d'Abraham à l'égard des trois anges.

« Totius Trinitatis nobile triclinium » disait une vielle hymne latine à la Vierge : tu es le noble cénacle de la Trinité tout entière. Certes, seul le Verbe de Dieu s'incarne en Marie mais toute la Trinité est avec elle.

« Je te salue, pleine de grâce, s'écrie saint Bernard, le Seigneur est avec toi. Non seulement Dieu le Fils, que tu as revêtu de ta chair, est avec toi ; mais aussi le Saint Esprit de qui tu as conçu. Le Père est avec toi qui fait que le Fils soit à Lui et à toi. [...] Ainsi donc le Seigneur est avec toi. »


Guillaume de Menthière, Je vous salue Marie, Paris 2005