Lc 1, 50: ceux qui le craignent, commentaire juif

Lc 1, 50 : "sur ceux qui le craignent", un commentaire juif...

« Et sa miséricorde s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent. »

(Lc, 1, 50)

[Marie est née juive. Pour comprendre sa prière du Magnificat, et en particulier le verset central, « Et sa miséricorde s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent. » (Lc, 1, 50), il est donc bon d’entendre un Juif, Abraham Hechel, parler de la crainte religieuse. La crainte n’est pas la peur, mais l’intuition de la dignité de toutes choses ; c’est le commencement de la foi ; c’est le remède à la cruauté humaine.]

La crainte est une manière de se mettre en relation avec le mystère de toute réalité.

La crainte que nous éprouvons (ou devrions éprouver) quand nous sommes placés en présence d’un être humain, est l’intuition momentanée d’une « similitude à Dieu » qui se dissimule dans l’homme.

Et il ne s’agit pas seulement de l’homme ; les choses inanimées elles aussi sont reliées à leur Créateur. Le secret de chaque être est dans l’attention et l’intérêt que Dieu lui porte. Par là chaque événement met en jeu le Sacré.

La crainte est l’intuition de la dignité de toutes choses en tant que créatures, une intuition du fait qu’elles sont forcément précieuses à Dieu. […]

La crainte est l’acquisition d’intuitions que le monde nous tient en réserve.

La crainte, à l’inverse de la peur, ne nous inspire aucune répulsion pour l’objet qui l’a suscitée, mais au contraire nous rapproche de lui.

Ainsi entendue, la crainte cesse de paraître incompatible avec l’amour et la joie.

En un sens la crainte est l’antithèse de la peur.

Penser « le Seigneur est ma lumière et mon salut » c’est penser en même temps « de qui pourrai-je avoir peur ? » (Psaume 27,11.)

La crainte précède la foi ; elle se situe à la racine de la foi.

Nous devons grandir en crainte pour pouvoir atteindre la foi.

Plus que la foi, la crainte est l’attitude cardinale du Juif religieux.

Elle est le commencement et le vestibule de la foi, le premier précepte de tout, et c’est sur elle que le monde a été établi (Shabbat 31 b.)

La pensée de Dieu commence lorsque nous ne savons plus comment nous émerveiller, comment nous effrayer, comment ressentir la crainte, car l’émerveillement n’est pas un état de jouissance esthétique.

L’émerveillement infini est une tension infinie, une situation dans laquelle nous sommes ébranlés par le sentiment que notre crainte est inadaptée et notre émoi trop faible.

C’est aussi l’état d’ « être interrogé » sur la question ultime. […]

Malgré notre orgueil, malgré notre désir de richesses, nous prenons conscience du fait que quelque chose nous est demandé ; que l’on nous demande d’admirer, de révéler, de penser et de vivre d’une manière compatible avec la grandeur et le mystère de la vie. […]

Les réformes sociales, pensait-on, guériraient tous les maux et élimineraient le mal de notre monde !

Mais nous avons finalement découvert ce que les prophètes et les saints n’ont jamais ignoré : le pain et le pouvoir ne suffiront pas à sauver l’humanité.

Il existe une passion et un penchant pour la cruauté – que seuls la crainte et l’effroi de Dieu peuvent apaiser ; il existe dans l’homme un égoïsme étouffant, que seule la sainteté peut réduire.


Abraham HESCHEL

Extraits de : Abraham HESCHEL, Dieu en quête de l’homme, Seuil, Paris 1968, p. 84-88. 124. 183. Extraits par F. Breynaert.