Quelle différence, dans la vie de tous les jours, entre ces deux fils d'Abraham !
L'un ne vit que pour paraître et manger. Les étoffes fines, les repas fins : voilà tout son univers. Rassasié tous les jours, un seul souci l'habite : comment trouver encore du plaisir dans la surabondance ?
L'autre manque de tout. Le superflu du riche suffirait à le nourrir, mais il est tenu à l'écart : il ne peut avancer plus loin que le portail. Rejeté par les hommes, il lui faut se défendre des chiens.
Tous deux meurent, explique Jésus dans sa parabole, et contre toute attente, voilà que les choses s'inversent.
Pour le pauvre, tout devient simple : les anges l'emportent auprès d'Abraham le vivant, et donc tout près du Dieu d'Abraham, dans l'intimité du Dieu des vivants.
Tout est dit. Et le destin du pauvre illustre bien, finalement, le nom symbolique que Jésus lui a donné : Lazare, El-¢azar, "Dieu est venu en aide". Il a mis sa confiance dans le Seigneur, et le Seigneur l'a béni. Il l'a planté pour toujours au bord des eaux de sa joie (Ps 1,3).
Le riche, au contraire, le riche égoïste et insensible, en dépit du bel enterrement qu'on lui a fait, se retrouve au séjour des morts désespérément seul. En se détournant de son frère le pauvre, il s'est détourné de Dieu. Le voilà maintenant sans perspective de bonheur, "comme un buisson sur une terre désolée, salée, inhabitable" (Jr 17,6). Durant sa vie il ne percevait que de loin la souffrance de Lazare ; maintenant il n'aperçoit que de très loin son bonheur auprès d'Abraham. Durant sa vie il aurait pu facilement venir en aide au pauvre ; à présent Lazare ne pourrait même plus venir le soulager : "un abîme" s'est creusé ; et c'est irréversible.
Ce que Jésus met ainsi en scène, c'est le sérieux de l'existence. Car on ne vit qu'une fois ; on a seulement devant soi quelques dizaines d'années pour dire à Dieu et aux hommes ce qu'on a vraiment dans le cœur. Après, au-delà de la mort commune à tous, c'est le juste retour des choses : il y a une logique de l'égoïsme comme il y a une logique de l'amour. Le plus étonnant, c'est de constater avec quelle légèreté nous vivons sans vivre, et quelle facilité nous avons pour oublier que le temps passe. Les jours s'enfuient, emportant des occasions de servir et d'aimer, effaçant le souvenir des êtres humains qui comptaient pour nous. Puis vient le dernier de nos jours, et le geste suprême, qui est l'acte de mourir. Alors apparaît en pleine lumière la densité de chaque vie, et l'abîme qui parfois s'est creusé dans le cœur d'un homme entre ce qu'il a reçu et ce qu'il a donné.
"De là on ne traverse pas vers nous", dit Abraham. À cet endroit du récit, la parabole rebondit, en quelque sorte. "Père Abraham, dit le riche, dans la maison de mon père j'ai cinq frères. Que Lazare les avertisse, pour qu'ils ne viennent pas à leur tour dans ce lieu de souffrance !"
La réponse que Jésus prête à Abraham éclaire tous nos cheminements de conversion : "Ils ont Moïse et les Prophètes. Qu'ils les écoutent !"
Autrement dit, le bon moyen, le seul moyen de rejoindre Abraham dans la joie de Dieu, c'est de se mettre activement à l'écoute de la parole qui appelle, qui guide et qui sauve. Et pour nous, chrétiens, celui que nous avons à écouter, plus encore que Moïse, Élie ou les Prophètes, c'est Celui qui a été transfiguré sur la montagne et dont Dieu a dit : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé".
La parole de Jésus, voilà ce qui nous réveille ; la lumière de Jésus, voilà ce qui nous tient éveillés, "tout éveillés dans notre foi" ; l'eau vive du baptême, voilà ce qui nous rend des forces pour la route.
Étendons vers ce courant d'eau vive les racines de notre foi, car tous, fervents ou tièdes, nous avons gardé nos racines, les racines de notre vie en Dieu. Alors notre feuillage restera toujours vert et nous ne redouterons plus aucune chaleur ; aucune sécheresse ne nous empêchera de porter du fruit.
(…) écoutez la parabole que j’ai imaginée pour vous.
Il y avait une fois un homme très riche. Il portait les plus beaux vêtements et se pavanait dans ses habits de pourpre et de byssus sur les places publiques et chez lui. Ses concitoyens le respectaient comme le plus puissant du village et des amis flattaient son orgueil pour en tirer profit. Son logis était ouvert tous les jours pour de magnifiques festins où la foule des invités, tous riches, pas dans le besoin, se pressaient et flattaient ce riche festoyeur. Ses banquets étaient renommés pour l’abondance des mets et des vins exquis.
Mais il y avait, dans la même ville, un mendiant, un grand mendiant. Il était aussi grand dans sa misère que l’autre l’était dans sa richesse. Mais sous la croûte de la misère humaine du mendiant Lazare était caché un trésor encore plus grand que la misère de Lazare et que la richesse du festoyeur : c’était la vraie sainteté de Lazare. Il n’avait jamais transgressé la Loi, même lorsque le besoin aurait pu l’y pousser, et surtout il avait obéi au commandement de l’amour de Dieu et du prochain.
Comme le font toujours les pauvres, il se tenait à la porte des riches pour demander l’aumône et ne pas mourir de faim. Et il allait chaque soir à la porte du mauvais riche dans l’espoir d’y obtenir au moins quelques miettes des plantureux banquets servis dans les salles richissimes. Il s’allongeait sur le chemin près de la porte et attendait patiemment. Mais si le riche s’apercevait de sa présence, il le faisait chasser, parce que ce corps couvert de plaies, mal nourri, en guenilles, était un spectacle trop affligeant pour ses invités. C’est du moins ce qu’il prétendait. En réalité, c’était parce que la vue de la misère et de la bonté de Lazare était pour lui un reproche continuel.
Ses chiens, bien nourris, aux colliers précieux, étaient plus compatissants que lui : ils s’approchaient du pauvre Lazare et léchaient ses plaies, glapissant de joie sous ses caresses, et ils venaient lui apporter des restes des riches tables. C’est donc grâce à ces animaux que Lazare survivait malgré l’absence de nourriture car, pour ce qui était de l’homme, il serait mort puisqu’on ne lui permettait même pas de pénétrer dans la salle du banquet après le repas pour ramasser les débris tombés au sol (…)