602 - Vers Gethsémani (jeudi 4 avril 30)

Evangiles

Date

Jeudi 4 avril 30

Lieu : 

Jérusalem

 

Vision de Maria Valtorta :

602.1 Pas un bruit sur la route. Seule l’eau d’une fontaine qui jaillit dans un bassin de pierre rompt le profond silence. L’obscurité s’étend encore le long des murs des maisons, du côté de l’orient, alors que, en face, la lune commence à blanchir les toits ; là où le chemin s’élargit pour former une petite place, la clarté laiteuse et argentée de la lune vient en embellir les cailloux et la terre. Mais sous les nombreuses arcades qui, telles des pont-levis ou des étais, relient ces vieilles maisons aux ouvertures peu nombreuses sur les rues, l’obscurité est d’autant plus totale que, à cette heure-ci, toutes ces maisons sont fermées et sombres comme si elles étaient à l’abandon. Il s’ensuit que la torche rougeâtre portée par Simon acquiert une singulière vivacité et une utilité encore plus grande. Les visages, dans cette lumière rouge et mobile, prennent un relief net et tous révèlent autant d’états d’âme différents.

Le plus solennel et le plus calme, c’est celui de Jésus. Pourtant, la fatigue le vieillit en y faisant paraître des lignes inhabituelles. On devine déjà l’effigie de son visage recomposé dans la mort.

A côté de lui, Jean porte un regard étonné et douloureux sur tout ce qu’il voit. On dirait un enfant terrorisé par quelque récit ou par quelque promesse effrayante, et qui demande de l’aide à plus grand que lui. Mais qui pourrait l’aider ?

Simon le Zélote, de l’autre côté de Jésus, a le visage fermé, sombre. Il rumine visiblement des pensées atroces, mais c’est encore le seul avec Jésus à montrer un aspect plein de dignité.

602.2 Les autres marchent en deux groupes qui ne cessent de se décomposer et de se recomposer. Ils sont tous en ébullition. De temps à autre, la voix rauque de Pierre ou celle de baryton de Thomas s’élèvent avec une résonance étrange. Puis ils baissent la voix, comme effrayés de ce qu’ils disent. Ils échangent sur ce qu’il convient de faire, et les uns et les autres proposent telle ou telle idée. Mais aucune ne s’impose, car “ l’heure des ténèbres ” arrive et les jugements humains restent obscurs et confus.

« Il fallait me le dire plus tôt, lance Pierre, fâché.

– Mais personne n’a parlé. Même pas le Maître… répond André.

– Oui ! C’est justement lui qui te le disait. Mon frère, c’est à croire que tu ne le connais pas !

– Moi, je ressentais quelque trouble et j’ai suggéré : “ Allons mourir avec lui ! ” Vous vous en souvenez ? Mais, par notre très saint Dieu, si j’avais su que c’était Judas… tonne Thomas d’une voix menaçante.

– Et que voulais-tu faire ? demande Barthélemy.

– Moi ? Je le ferais encore maintenant si vous m’aidiez !

– Quoi ? Tu irais le tuer ? Et où ?

– Non. J’éloignerais le Maître. C’est plus simple.

– Il ne viendrait pas !

– Ce ne serait pas une mauvaise idée ! » approuve Pierre.

Impulsif comme il est, il revient en arrière et s’insère dans le groupe des deux fils d’Alphée qui, avec Matthieu et Jacques, parlent tout bas comme des conjurés.

« Ecoutez : Thomas propose d’éloigner Jésus. Tous ensemble. On pourrait… du Get-Samni par Bethphagé à Béthanie, et de là… en route pour quelque endroit. Nous faisons cela ? Une fois qu’il sera mis en lieu sûr, on revient et on extermine Judas.

– C’est inutile. Israël n’est qu’une souricière, répond Jacques, fils d’Alphée.

– Et maintenant, elle est tout près de se refermer. On le comprenait bien. Il y a trop de haine !

– Matthieu, tu me fais enrager ! Tu avais plus de courage quand tu étais pécheur ! Philippe, parle. »

Philippe, qui arrive tout seul et paraît être en plein monologue, lève la tête et s’arrête. Pierre le rejoint. Après avoir discuté, ils rejoignent le groupe de tout à l’heure.

« A mon avis, le meilleur endroit, c’est dans le Temple, affirme Philippe.

– Tu es fou ? » s’écrient les cousins, Matthieu et Jacques. « Mais on veut sa mort, là-bas !

– Chut ! Quel vacarme ! Je sais ce que je dis. Ils le chercheront partout, sauf là. Jean et toi avez de bons amis parmi les serviteurs d’Hanne. Il suffira d’une bonne poignée d’or. Croyez-moi ! Le meilleur endroit pour cacher quelqu’un que l’on recherche, c’est la maison du geôlier.

– Je ne suis pas d’accord » rétorque Jacques, fils de Zébédée. « Mais consulte aussi les autres, Jean pour commencer. Et s’il était arrêté ? Je ne veux pas qu’on dise que c’est moi le traître…

– Je n’y avais pas pensé. Alors ? »

Pierre est anéanti.

« Nous ne pouvons rien faire d’autre que ceci : éloigner sa Mère. La pitié le demande, propose Jude.

– Bon !… Mais… qui s’en charge ? Qu’est-ce qu’on lui dit ? Vas-y, toi, son parent.

– Moi, je reste avec Jésus. C’est mon droit. Fais-le toi-même.

– Moi ? Je me suis armé d’une épée pour mourir comme Eléazar, fils de Saura[3]. Je traverserai des légions pour défendre mon Jésus et je frapperai sans retenue. Peu importe si la force d’un plus grand nombre me tue : je l’aurai défendu, proclame Pierre.

– Mais es-tu vraiment sûr que c’est Judas ? demande Philippe à Jude.

– J’en suis certain. Aucun de nous n’a un cœur de serpent. Il n’y a que lui… Va, Matthieu, trouver Marie et dis-lui…

– Moi ? La tromper ? La voir, ignorante de tout, à côté de moi, et puis ?… Ah ! non. Je suis prêt à mourir, mais pas à trahir cette colombe… »

Les voix se confondent en un murmure.

602.3 « Tu entends ? Maître, nous t’aimons, dit Simon.

– Je le sais. Je n’ai pas besoin de ces paroles pour le savoir. Mais si elles donnent la paix au cœur du Christ, elles blessent son âme.

– Pourquoi, mon Seigneur ? Ce sont des paroles d’amour.

– D’un amour tout humain. En vérité, je n’ai rien fait en ces trois ans, car vous êtes encore plus humains qu’à la première heure. Les ferments les plus fangeux vous agitent, ce soir. Mais ce n’est pas votre faute…

– Sauve-toi, Jésus ! gémit Jean.

– Je me sauve.

– Oui ? Oh ! mon Dieu, merci ! » Jean ressemble à une fleur desséchée qui redevient fraîche sur sa tige. « Je vais l’annoncer aux autres. Où allons-nous ?

– Moi à la mort. Vous à la foi.

– Mais est-ce que tu ne viens pas de dire que tu te sauves ? »

Le disciple bien-aimé est de nouveau accablé.

« Je me sauve, en effet, je me sauve. Si je n’obéissais pas au Père, je me perdrais. J’obéis, donc je me sauve. Ne pleure donc pas ainsi ! Tu es moins brave que les disciples de ce philosophe grec dont je t’ai parlé un jour. Eux restèrent près de leur maître que faisait mourir la ciguë, pour le réconforter par leur virile douleur. Toi… tu ressembles à un enfant qui a perdu son père.

– N’est-ce pas le cas ? C’est plus grave que si je perdais mon père ! Je te perds, toi…

– Tu ne me perds pas puisque tu continues à m’aimer. Est perdu quelqu’un qui est séparé de nous par l’oubli sur la terre et par le jugement de Dieu dans l’au-delà. Mais nous ne serons pas séparés, jamais. Ni par l’un, ni par l’autre. »

Mais Jean n’entend pas raison.

602.4 Simon s’approche encore plus près de Jésus et lui confie à voix basse :

« Maître… moi… Pierre et moi, nous espérions faire quelque chose de bon… Mais… Toi qui sais tout, dis-moi : dans combien de temps penses-tu être capturé ?

– Avant que la lune ne soit au milieu de sa course. »

Simon fait un geste de douleur et d’impatience, pour ne pas dire de dépit.

« Alors, tout a été inutile… Maître, je vais t’expliquer : tu nous as presque reproché, à Pierre et à moi, de t’avoir laissé seul ces derniers jours… Mais si nous nous éloignions pour toi, c’est par amour pour toi. Dans la nuit de lundi, Pierre, impressionné par tes paroles, est venu me trouver pendant mon sommeil pour me dire : “ Toi et moi — j’ai confiance en toi —, nous devons faire quelque chose pour Jésus. Même Judas a assuré vouloir s’en occuper. ” Ah ! Pourquoi n’avons-nous pas compris alors ? Pourquoi ne nous as-tu rien révélé, toi ? Mais, dis-moi : tu n’en as parlé à personne ? Vraiment à personne ? Peut-être l’as-tu compris il y a quelques heures seulement ?

– Je l’ai toujours su. Avant même qu’il ne soit au nombre des disciples. Et pour que son crime ne soit pas parfait, du côté divin et du côté humain, j’ai cherché de toutes les manières à l’éloigner de moi. Ceux qui veulent que je meure sont les bourreaux de Dieu. Lui, mon disciple et ami, est aussi le Traître, le bourreau de l’homme. Mon premier bourreau, car il m’a déjà fait mourir sous l’effort de l’avoir à côté de moi, à ma table, et de devoir le protéger contre vous.

– Et personne ne le sait ?

– Jean. Je le lui ai dit à la fin de la Cène. Mais qu’avez-vous fait ?

– Même Lazare ? Lazare ne sait vraiment rien ? Aujourd’hui, nous sommes allés le voir : il est en effet venu de grand matin, a sacrifié et est reparti, sans même s’arrêter à son palais et sans se rendre au Prétoire, alors qu’il y va toujours ; c’est une habitude qu’il a prise de son père. Or Pilate, tu le sais, est dans la ville ces jours-ci…

– Oui. Ils y sont tous. Il y a Rome, la nouvelle Sion, avec Pilate. Il y a Israël avec Caïphe et Hérode. Il y a tout Israël, car la Pâque a rassemblé les enfants de ce peuple au pied de l’autel de Dieu…

602.5 As-tu vu Gamaliel ?

– Oui. Pourquoi me demandes-tu cela ? Je dois le revoir demain…

– Gamaliel est ce soir à Bethphagé. Je le sais. Quand nous serons arrivés à Gethsémani, tu iras trouver Gamaliel et tu lui diras : “ Tu obtiendras bientôt le signe que tu attends depuis vingt-et-un ans. ” Rien d’autre. Puis tu reviendras avec tes compagnons.

– Mais comment le sais-tu ? Oh ! Maître, mon pauvre Maître qui n’as même pas le réconfort d’ignorer les actes d’autrui !

– Tu dis bien : le réconfort d’ignorer ! Pauvre Maître ! Car il y a plus d’œuvres mauvaises que de bonnes. Mais je vois aussi celles qui sont bonnes, et je m’en réjouis.

– Alors tu sais que…

– Simon, c’est l’heure de ma passion. Pour la rendre plus complète, le Père me retire la lumière à mesure qu’elle s’approche. D’ici peu, je n’aurai que ténèbres et la contemplation de ce que sont les ténèbres, autrement dit tous les péchés des hommes. Tu ne peux, vous ne pouvez pas comprendre. Personne, à moins d’y être appelé par Dieu pour une mission spéciale, ne comprendra cette passion dans la grande Passion. Puisque l’homme est matériel, même dans l’amour et dans la méditation, il y en aura qui pleureront et souffriront à cause des coups que j’ai reçus et de mes tortures de Rédempteur, mais on ne mesurera pas cette torture spirituelle qui, soyez-en sûrs, vous qui m’écoutez, sera la plus atroce… Parle-moi donc, Simon. Guide-moi sur les sentiers où ton amitié est allée pour moi, car je suis un pauvre qui perd la vue et qui voit des fantômes, et non des choses réelles… »

Jean le serre contre lui et demande :

« Quoi ? Tu ne vois plus ton Jean ?

– Je te vois, mais les fantômes surgissent des brumes de Satan, visions de cauchemar et de douleur. Nous sommes tous enveloppés dans ce miasme infernal, ce soir. En moi, il cherche à créer la lâcheté, la désobéissance et l’affliction. En vous, il suscitera la déception et la peur. Chez d’autres, qui ne sont normalement ni peureux ni criminels, il amènera le crime et l’effroi. A ceux qui appartiennent déjà à Satan, il apportera la perversion surnaturelle. J’emploie ce terme, car leur perfection dans le mal sera telle qu’elle dépassera les possibilités humaines et atteindra la perfection qui est toujours dans le surhumain. 602.6 Parle, Simon.

– Oui. Depuis mardi, nous ne faisons que nous déplacer pour savoir, pour prévenir, pour chercher de l’aide.

– Et qu’avez-vous pu faire ?

– Rien, ou bien peu.

– Et ce peu ne sera plus rien quand la peur paralysera les cœurs.

– Je me suis heurté aussi à Lazare… C’est la première fois que cela m’arrive… C’est qu’il me paraît inerte… Lui, il pourrait agir. C’est un ami du Gouverneur. C’est toujours le fils de Théophile ! Mais Lazare a repoussé toutes mes propositions. Je l’ai quitté en criant : “ Je pense que l’ami dont parle le Maître, c’est toi ! Tu me fais horreur ! ” et je ne voulais plus retourner chez lui. Mais, ce matin, il m’a appelé et m’a dit : “ Peux-tu encore penser que je suis le traître ? ” J’avais déjà vu Gamaliel, Joseph d’Arimathie et Kouza, Nicodème et Manahen, et enfin ton frère Joseph… et je ne pouvais plus croire cela. Je lui ai répondu : “ Pardonne-moi, Lazare. Mais je sens ma pensée bouleversée plus que lorsque j’étais moi-même un condamné. ” Et il en est ainsi, Maître… Je ne suis plus moi-même… Pourquoi souris-tu ?

– Parce que cela confirme mes propos : les brumes de Satan t’enveloppent et te troublent. Qu’a répondu Lazare ?

– Il a dit : “ Je te comprends. Viens aujourd’hui avec Nicodème. J’ai besoin de te voir. ” Je me suis rendu chez lui pendant que Pierre allait chez les Galiléens, car ton frère, qui vient de si loin, a des nouvelles plus récentes que nous. Il assure qu’il a été informé par hasard en parlant avec un vieux Galiléen, ami d’Alphée et de Joseph, qui habite près des marchés.

– Oui… Un grand ami de la maison…

– Il est ici avec Simon et les femmes. Il y a aussi la famille de Cana.

– J’ai vu Simon.

– Eh bien, Joseph, par son ami, qui est ami aussi d’un homme du Temple devenu son parent par les femmes, a appris que ta capture a été décidée. Il a déclaré à Pierre : “ Je l’ai toujours combattu, mais par amour et tant qu’il était encore fort. Mais maintenant qu’il devient comme un enfant à la merci de ses ennemis, moi, son parent qui l’ai toujours aimé, je suis avec lui. C’est un devoir de sang et de cœur. »

Jésus sourit, et reprend un instant le visage serein des heures de joie.

« Et Joseph a dit à Pierre : “ Les pharisiens de Galilée sont des serpents comme tous les pharisiens. Mais toute la Galilée n’est pas pharisienne. Il y a ici beaucoup de Galiléens qui l’aiment. Allons leur conseiller de se rassembler pour le défendre. Nous n’avons que des couteaux, mais les bâtons aussi sont des armes quand on les manie bien. Si les milices romaines n’interviennent pas, nous aurons vite raison de cette lâche canaille que sont les sbires du Temple. ” Pierre est donc parti avec lui. 602.7 Moi, pendant ce temps, je suis allé chez Lazare, avec Nicodème. Nous avions décidé de le persuader de venir avec nous et d’ouvrir sa maison pour rester avec toi. Il nous a répondu : “ Je dois obéir à Jésus et rester ici. Pour souffrir deux fois plus… ” Est-ce vrai ?

– C’est vrai, je lui ai donné cet ordre.

– Pourtant il m’a donné les épées, elles sont à lui : une pour moi, une pour Pierre. Kouza voulait lui aussi me donner des épées. Mais… que sont deux lames de fer contre tout un monde ? Kouza ne peut croire que ce que tu dis soit vrai. Il jure qu’il ne sait rien et que, à la cour, on ne pense qu’à profiter de la fête… Une ripaille comme à l’ordinaire. Il a même recommandé à Jeanne de se retirer dans l’une de leurs maisons de Judée. Mais Jeanne tient à rester ici, recluse dans son palais comme si elle n’y était pas. Néanmoins, elle ne s’éloigne pas. Elle a près elle Plautina, Anne et Nikê, et deux dames romaines de la maison de Claudia. Elles pleurent, prient et font prier les innocents. Mais il n’est plus temps de prier. Voici venu le temps du sang. Je sens renaître en moi le “ zélote ” et je brûle de tuer pour faire vengeance !…

– Simon, si j’avais voulu te faire mourir maudit, je ne t’aurais pas enlevé à la désolation !… »

Jésus est très sévère.

« Oh ! pardon, Maître… pardon. Je suis comme ivre, je délire.

– Et que dit Manahen ?

– Pour lui, cela ne peut être vrai, et si c’était vrai, il assure qu’il te suivra jusqu’au supplice.

– Comme vous avez tous confiance en vous !… Que d’orgueil en l’homme ! Et Nicodème et Joseph ? Que savent-ils ?

– Rien de plus que moi. Il y a quelque temps, dans une assemblée, Joseph s’en est pris au Sanhédrin. Il les a traités d’assassins parce qu’ils voulaient tuer un innocent, et il a ajouté : “ Tout est illégal dans cette affaire. Jésus a bien raison : c’est l’abomination dans la maison du Seigneur. Cet autel sera détruit, car il est profané. ” S’ils ne l’ont pas lapidé, c’est parce que c’était lui. Mais dès lors, ils l’ont tenu dans l’ignorance totale. Seuls Gamaliel et Nicodème sont restés ses amis. Mais le premier ne parle pas et le second… Ni lui ni Joseph n’ont plus été convoqués au Sanhédrin pour les décisions les plus importantes. Il se réunit illégalement ici et là, à des heures différentes, car ils ont peur d’eux et de Rome. Ah ! j’oubliais !… Les bergers. Eux aussi sont avec les Galiléens. Mais nous sommes peu nombreux ! Si Lazare avait voulu nous écouter et aller trouver le Préteur ! Mais il ne nous a pas écoutés… Voilà ce que nous avons fait… Beaucoup… et rien… et je suis tellement accablé que je voudrais aller à travers la campagne en criant comme un chacal, en m’abrutissant dans une orgie, en tuant comme un brigand, pour m’enlever cette pensée que “ tout est inutile ” comme l’a dit Lazare, comme l’ont dit Joseph, Kouza, Manahen et Gamaliel… »

Simon le Zélote ne semble plus être lui-même.

« Qu’a dit le rabbi ?

– Il a déclaré : “ Je ne connais pas exactement les intentions de Caïphe, mais je vous certifie que c’est seulement pour le Christ qu’est prophétisé ce dont vous parlez. Et comme je ne reconnais pas le Christ en ce prophète, je ne trouve pas qu’il y ait lieu de s’agiter. Un homme sera tué, un homme bon, ami de Dieu. Mais de combien de ses semblables Sion n’a-t-elle pas bu le sang ? ! ” Et comme nous insistions sur ta nature divine, il a répété avec entêtement : “ Quand je verrai le signe, je croirai. ” Il a promis de s’abstenir de voter ta mort et même, si possible, de convaincre les autres de ne pas te condamner. Rien de plus. Il ne croit pas ! Il ne croit pas ! Si on pouvait arriver à demain… Mais tu dis que non. 602.8Ah ! Qu’allons-nous faire, nous ?

– Tu iras chez Lazare et tu chercheras à y conduire le plus grand nombre de personnes possible, non seulement des apôtres, mais aussi des disciples que tu trouveras en train d’errer sur les routes de campagne. Tu essaieras de voir les bergers et de leur transmettre cet ordre. La maison de Béthanie est plus que jamais la maison du bon accueil. Que ceux qui n’ont pas le courage d’affronter la haine de tout un peuple se réfugient là, pour attendre…

– Mais nous, nous ne te quitterons pas.

– Ne vous séparez pas… Divisés, vous ne seriez rien. Unis, vous serez encore une force. Simon, promets-moi cela. Tu es paisible, fidèle, tu sais parler et commander, même à Pierre. Et tu as une grande obligation envers moi. Je te le rappelle pour la première fois pour t’imposer l’obéissance. Regarde : nous sommes au Cédron. C’est de là que tu es monté vers moi, lépreux, et que tu es parti purifié. Pour ce don que je t’ai fait, accorde m’en un. Donne à l’Homme ce que, moi, j’ai donné à l’homme. Maintenant, c’est moi le lépreux…

– Non ! Ne dis pas cela ! gémissent ensemble les deux disciples.

– C’est pourtant le cas ! Pierre et mes frères seront les plus accablés. Mon honnête Pierre se sentira comme un criminel et n’aura pas de paix. Quant à mes frères, ils n’auront pas le courage de regarder leur mère et la mienne… Je te les recommande…

– Et moi, Seigneur, de qui serai-je ? Tu ne penses pas à moi ?

– Mon petit enfant ! Tu es confié à ton amour. Il est si fort qu’il te guidera comme une mère. Je ne te donne pas d’ordre ni de direction. Je te laisse sur les eaux de l’amour. Elles sont en toi un fleuve si calme et si profond que je ne me fais aucun souci pour ton lendemain. Simon, tu as entendu ? Promets, promets-moi ! »

Il est pénible de voir Jésus tellement angoissé… Il reprend :

« Avant que viennent les autres ! Oh ! merci ! Sois béni ! »

602.9 Tout le groupe se réunit.

« Maintenant, séparons-nous. Moi, je monte là-haut pour prier. Je veux avec moi Pierre, Jean et Jacques. Vous, restez ici. Si vous êtes accablés, appelez. Et ne craignez rien. On ne touchera pas à un seul cheveu de votre tête. Priez pour moi. Abandonnez toute haine et toute peur. Cela ne durera qu’un instant… Ensuite votre joie sera complète. Souriez. Que j’aie dans le cœur vos sourires. Et encore merci de tout, mes amis. Adieu. Que le Seigneur ne vous abandonne pas… »

Jésus se sépare des apôtres et s’éloigne, tandis que Pierre se fait remettre la torche par Simon. Celui-ci s’en est d’abord servi pour allumer des rameaux résineux qui brûlent en crépitant au bord de l’oliveraie et répandent une odeur de genièvre.

Je souffre de voir Jude poser sur Jésus un regard tellement intense et douloureux que ce dernier se retourne et cherche qui l’a regardé. Mais Jude se cache derrière Barthélemy et se mord les lèvres pour se calmer.

Jésus fait de la main un geste qui est à la fois bénédiction et signe d’adieu, puis il continue son chemin. La lune, maintenant très haute, entoure de sa lumière sa haute silhouette et la fait paraître plus grande, en la spiritualisant, en rendant plus clair son vêtement rouge et plus pâle l’or de ses cheveux. Pierre, tenant la torche, et les deux fils de Zébédée hâtent le pas derrière lui.

602.10 Ils continuent jusqu’à ce qu’ils atteignent le bord du premier escarpement de l’amphithéâtre naturel de l’oliveraie. Il a pour entrée la petite place irrégulière et pour gradins les différents à-pics qui montent par échelons d’oliviers sur la colline. Puis Jésus leur dit :

« Arrêtez-vous et attendez-moi ici pendant que je prie. Mais ne dormez pas. Je pourrais avoir besoin de vous. Je vous le demande instamment : priez ! Votre Maître est vraiment très accablé. »

Il l’est visiblement. Il paraît chargé d’un lourd fardeau. Où est désormais le beau Jésus viril et fort, qui s’adressait aux foules de sa chaude voix sonore, le regard dominateur, avec un sourire paisible ? On le sent déjà saisi d’angoisse. C’est à croire qu’il a couru ou pleuré. Sa voix est lasse, infiniment triste…

Pierre répond au nom de tous :

« Sois tranquille, Maître. Nous veillerons et nous prierons. Tu n’as qu’à nous appeler et nous viendrons. »

Jésus les quitte, tandis que les trois hommes se penchent pour ramasser des feuilles et des branches afin de faire un feu qui serve à les tenir éveillés et à combattre la rosée, qui commence à descendre abondamment.

602.11 Il marche, en leur tournant le dos, de l’occident vers l’orient, donc face à la lumière de la lune. Je vois qu’une grande douleur dilate encore davantage son œil ; c’est peut-être un bistre de lassitude qui l’élargit, ou l’ombre de l’arcade sourcilière. Je ne sais pas. Je sais qu’il a les yeux plus ouverts et plus enfoncés. Il monte, tête penchée ; de temps en temps, il la relève en soupirant comme s’il se fatiguait et haletait, et il jette un bref regard en direction de l’oliveraie paisible. Après quelques mètres de montée, il tourne autour d’une éminence qui se trouve ainsi entre lui et les trois hommes qu’il a laissés plus bas[4].

L’escarpement qui, au début, ne monte que de quelques décimètres, ne cesse de s’élever, et il a bientôt atteint plus de deux mètres, de sorte qu’il met Jésus complètement à l’abri de tout regard indiscret ou ami. Jésus continue jusqu’à un gros rocher qui, à un certain endroit, barre le petit sentier. Il a peut-être été mis là pour soutenir la côte. Celle-ci, en effet, descend plus rapidement jusqu’à un espace désolé qui précède les murs au-delà desquels est située Jérusalem, tandis que, vers le haut, elle continue à monter par d’autres escarpements couverts d’oliviers. Juste au-dessus du gros rocher se penche un olivier tout noueux et tordu. On dirait un étrange point d’interrogation mis par la nature pour poser quelque question. Sous un vent léger qui passe par vagues successives à travers le feuillage, ses branches, touffues au sommet, apportent une réponse à la question du tronc, en disant tantôt oui quand elles se penchent vers la terre, tantôt non en se déplaçant de droite à gauche. Cette brise exhale parfois l’odeur de la terre, parfois l’odeur légèrement amère de l’olivier, parfois encore un parfum mêlé de roses et de muguets dont on se demande d’où il peut bien venir. Au-delà du petit sentier, vers le bas, il y a d’autres oliviers. Juste au-dessous du rocher, l’un d’eux, frappé par la foudre mais ayant survécu, est découpé je ne sais comment : l’arbre primitif se divise en deux troncs qui se dressent comme les deux branches d’un grand V moulé ; et leurs deux frondaisons se présentent d’un côté et de l’autre du rocher comme si elles voulaient en même temps voir et cacher, ou lui faire une base d’un gris argenté tout paisible.

602.12 C’est là que Jésus s’arrête. Il ne regarde pas la ville étendue en contrebas, toute blanche dans le clair de lune. Au contraire, il lui tourne le dos et prie, les bras ouverts en croix, le visage levé vers le ciel. Je ne vois pas son visage, car il est dans l’ombre ; la lune est pour ainsi dire perpendiculaire au-dessus de sa tête, c’est vrai, mais le feuillage épais de l’olivier s’interpose entre lui et la lune dont les rayons filtrent à peine entre les feuilles en produisant des taches lumineuses en perpétuel mouvement.

Il prie longuement, avec ardeur. De temps en temps, il pousse un soupir et fait entendre quelque parole plus nette. Ce n’est pas un psaume, ni le Notre Père. C’est une prière qui monte du jaillissement de son amour et de son besoin. Un vrai discours fait à son Père. Je le comprends par les quelques mots que je saisis :

« Tu le sais… Je suis ton Fils… Tout, mais aide-moi… L’heure est venue… Je ne suis plus de la terre. Tout besoin d’aide à ton Verbe cesse… Fais que l’Homme te satisfasse comme Rédempteur, comme la Parole t’a été obéissante… Ce que tu veux… C’est pour eux que j’implore pitié… Les sauverai-je ? C’est cela que je te demande. Je veux qu’ils soient sauvés du monde, de l’emprise de la chair, du démon… Puis-je te supplier encore ? C’est une juste demande, mon Père. Pas pour moi. Pour l’homme qui est ta création, et qui a voulu transformer en fange jusqu’à son âme. Je jette dans ma douleur et dans mon sang cette boue pour qu’elle redevienne l’incorruptible essence de l’esprit qui t’est agréable… Il est partout. C’est lui le roi, ce soir : au palais royal et dans les maisons, parmi les troupes et au Temple… La ville en est pleine, et demain ce sera un enfer… »

Jésus se retourne, s’appuie au rocher et croise les bras. Il contemple Jérusalem. Son visage devient de plus en plus triste. Il murmure :

« Elle paraît de neige… et elle n’est que péché ! Là aussi, combien j’en ai guéris ! Que de fois j’ai parlé !… Où sont ceux qui me paraissaient fidèles ? »

Jésus penche la tête et regarde fixement le terrain couvert d’une herbe courte que la rosée rend brillante. Mais bien qu’il ait la tête inclinée, je comprends qu’il pleure car des gouttes brillent en tombant sur le sol. Puis il lève la tête, desserre ses bras, les joint en les tenant au-dessus de sa tête et en les agitant ainsi unis.

602.13 Puis il se met en route. Il revient vers les trois apôtres assis autour de leur feu de branchages. Il les trouve à moitié endormis. Les bras croisés sur la poitrine, la tête tombante, Pierre est adossé à un tronc, dans le premier brouillard d’un sommeil profond. Jacques est assis, avec son frère, sur une grosse racine qui affleure et sur laquelle ils ont étendu leurs manteaux pour moins en sentir les aspérités, mais bien qu’ils soient moins à l’aise que Pierre, eux aussi somnolent. Jacques a abandonné sa tête sur l’épaule de Jean, qui a penché la sienne sur celle de son frère comme si un demi-sommeil les avait immobilisés dans cette pose.

« Vous dormez ? Vous n’avez pas su veiller une seule heure ? J’ai tant besoin de votre réconfort et de vos prières ! »

Les trois hommes sursautent, confus. Ils se frottent les yeux, ils murmurent une excuse, accusant la digestion pénible d’être la première cause de leur sommeil :

« C’est le vin… la nourriture… Mais maintenant cela passe. Cela n’a été qu’un moment. Nous ne désirions pas parler et cela nous a endormis. Mais désormais nous allons prier à haute voix et cela ne nous arrivera plus.

– Oui. Priez et veillez. Pour vous aussi, car vous en avez besoin.

– Oui, Maître. Nous allons t’obéir. »

602.14 Jésus repart. La lune lui frappe le visage si fort que sa clarté d’argent fait pâlir son vêtement rouge comme si elle le couvrait d’une poussière blanche et lumineuse. Je vois dans cette clarté son visage découragé, affligé, vieilli. Le regard est toujours dilaté, mais paraît embué de larmes. La bouche a un pli de lassitude.

Il revient à son rocher plus lentement et tout penché. Il s’y agenouille en appuyant les bras au rocher, qui n’est pas lisse : à mi-hauteur, il a une sorte de sein, comme si on l’avait travaillé exprès. Sur ce sein de dimension réduite, il a poussé une petite plante qui ressemble à ces fleurs en forme de petits lys que j’ai déjà vues en Italie à des endroits rocheux. Les feuilles sont rondes mais dentelées sur les bords et charnues, et les fleurs ont des tiges très grêles. On dirait de petits flocons de neige qui saupoudrent la grisaille du rocher et les feuilles vert foncé. Jésus appuie les mains près d’elles, et pose la tête sur ses mains jointes pour prier, de sorte que les fleurs lui frôlent la joue. Après un moment, il sent la fraîcheur des petites corolles et il lève la tête. Il les regarde, les caresse, leur parle :

« Vous êtes pures !… Vous me réconfortez ! Dans la petite grotte de Maman, il y avait aussi de ces fleurs… et elle les aimait, car elle racontait : “ Quand j’étais petite, mon père me disait : ‘ Tu es un tout petit lys plein de rosée céleste ”… Maman ! Oh ! Maman ! »

Il éclate en sanglots. Retombé un peu sur ses talons, la tête posée sur ses mains jointes, je le vois et je l’entends pleurer, tandis que ses mains serrent ses doigts et se tourmentent l’une l’autre. Je l’entends dire :

« A Bethléem aussi… et je t’en ai apporté, Maman. Mais celles-ci, qui te les apportera désormais ?… »

602.15 Puis il recommence à prier et à méditer. Cette méditation doit être bien triste, ou plutôt angoissée, car, pour y échapper, il se lève, marche en avant et en arrière en murmurant des paroles que je ne saisis pas, lève puis baisse la tête, fait de grands gestes, se passe les mains sur les yeux, sur les joues, dans les cheveux, avec des mouvements machinaux et agités qui révèlent une grande angoisse. Ce n’est rien de le dire. Le décrire est impossible. Le voir, c’est partager son angoisse. Il fait des gestes en direction de Jérusalem. Puis il recommence à lever les bras vers le ciel comme pour demander de l’aide.

Il enlève son manteau comme s’il avait chaud. Il le regarde… Mais que voit-il ? Ses yeux ne regardent pas autre chose que sa torture et tout sert à cette torture pour l’augmenter, même le manteau tissé par sa Mère. Il l’embrasse et dit :

« Pardon, Maman ! Pardon ! »

Il semble demander cela à l’étoffe filée et tissée avec amour par la Vierge… Il le remet. Il est pris par un tourment. Il veut prier pour le surmonter, mais avec la prière reviennent les souvenirs, les appréhensions, les doutes, les regrets… C’est toute une avalanche de noms… de villes… de personnes… de faits… Je ne puis le suivre car il est rapide et irrégulier. C’est toute sa vie évangélique qui défile devant lui… et le ramène à Judas, le traître.

602.16 Son angoisse est si oppressante que, pour la vaincre, il crie le nom de Pierre et de Jean. Il dit : “ Ils vont venir. Ils sont bien fidèles, eux ! ” Mais “ eux ” ne viennent pas. Il appelle de nouveau. L’air terrorisé comme s’il voyait je ne sais quoi, il s’enfuit à grands pas vers l’endroit où se trouvent Pierre et les deux frères. Et il les trouve plus commodément et plus pesamment endormis autour de quelques braises prêtes à s’éteindre, qui ne produisent plus qu’une petite lueur rouge dans la cendre grise.

« Pierre ! Je vous ai appelés à trois reprises ! Que faites-vous donc ? Vous dormez encore ? Vous ne sentez pas à quel point je souffre ? Priez ! Qu’aucun de vous ne se laisse dominer par la chair. Si l’esprit est prompt, la chair est faible. Aidez-moi… »

Les trois hommes s’éveillent lentement. Quand enfin ils y arrivent, ils s’excusent, les yeux ébahis. Ils commencent par s’asseoir, puis ils se mettent debout.

« Mais enfin ! murmure Pierre, ça ne nous est jamais arrivé ! Ce doit vraiment être ce vin. Il était fort. Et aussi ce froid. Nous nous sommes habillés pour ne pas le sentir (en effet ils s’étaient couverts de leurs manteaux, tête comprise), donc nous n’avons plus vu le feu, nous n’avons plus eu froid, et le sommeil est venu. Tu dis nous avoir appelés ? Je n’avais pourtant pas l’impression de dormir si profondément… Allons, Jean, cherchons des branches, remuons-nous. Cela va passer. Sois tranquille, Maître, dorénavant nous resterons debout… »

Il jette une poignée de feuilles sèches sur la braise et souffle pour ranimer la flamme. Il l’alimente avec les rameaux fournis par Jean, pendant que Jacques apporte une grosse branche de genévrier ou d’une plante du même genre qu’il a coupée dans un buisson peu éloigné. Il la pose par dessus le reste.

Une flamme vive s’élève joyeusement, éclairant le pauvre visage de Jésus, un visage d’une tristesse telle qu’on ne peut le regarder sans pleurer. Toute lumière a disparu de ce visage d’une lassitude extrême. Il dit :

« J’éprouve une angoisse mortelle ! Oui, mon âme est triste à en mourir. Mes amis !… Mes amis ! Mes amis !… »

Il n’a pas besoin de le dire, il suffit de le regarder : il a l’air d’un agonisant, dans l’abandon le plus angoissé et le plus désolé. Chacune de ses paroles paraît être un sanglot…

Mais les trois hommes sont trop appesantis par le sommeil. Ils semblent presque ivres tant ils marchent en titubant, les yeux mi-clos… Jésus les regarde… Il ne leur fait aucun reproche qui puisse les humilier. Il secoue la tête, soupire et retourne là où il était.

602.17 Il reprend sa prière, debout, les bras en croix, puis à genoux comme avant, le visage penché sur les petites fleurs. Il réfléchit. Il se tait… Puis il se met à gémir et à sangloter fortement, presque prosterné tant il s’est appuyé sur ses talons. Il appelle le Père avec toujours plus d’angoisse…

« Ah ! cette coupe est trop amère ! Je ne peux pas ! Je ne peux pas. C’est au-dessus de mes forces. J’ai pu tout faire, mais pas cela… Père, éloigne-la de ton Fils ! Pitié pour moi !… Qu’ai-je fait pour la mériter ? »

Puis il se reprend et dit :

« Cependant, Père, n’écoute pas ma voix si ce qu’elle te demande est contraire à ta volonté. Ne te souviens pas que je suis ton Fils, mais seulement ton serviteur. Que ta volonté soit faite et non la mienne. »

Après être resté ainsi quelque temps, il pousse un cri étouffé et lève un visage bouleversé, un instant à peine, avant de tomber sur le sol, le visage réellement contre terre, et il reste ainsi. Il n’est plus qu’une loque d’homme sur qui pèse tout le péché du monde, sur qui s’abat toute la justice du Père, sur qui descendent les ténèbres, la cendre, le fiel, cette redoutable, redoutable, absolument redoutable misère qu’est l’abandon de Dieu, pendant que Satan nous torture… Quand il devient impossible de sentir qu’un lien nous relie à Dieu, c’est l’asphyxie de l’âme, c’est être enseveli vivant dans cette prison qu’est le monde, c’est être enchaîné, bâillonné, lapidé par nos propres prières qui retombent sur nous, hérissées de pointes et brûlantes de feu, c’est se heurter contre un Ciel fermé où ne pénètrent pas la voix et les regards de notre angoisse, c’est être “ orphelin de Dieu ”, c’est la folie, l’agonie, le doute de s’être jusqu’alors trompé, c’est la conviction d’être chassé par Dieu, d’être damné. C’est l’enfer !…

Ah ! je le sais ! et je ne puis, je ne puis voir la douleur de mon Christ, et savoir qu’elle est un million de fois plus atroce que celle qui m’a consumée l’an passé et qui, quand elle me revient à l’esprit, me bouleverse encore…

Jésus gémit, au milieu des râles et des soupirs d’une véritable agonie :

« Rien !… Rien !… Va-t’en !… La volonté du Père et elle seule ! Ta volonté, Père. La tienne, non pas la mienne… C’est inutile. Je n’ai qu’un Seigneur : le Dieu très saint. Une loi : l’obéissance. Un amour : la rédemption… Non. Je n’ai plus de Mère. Je n’ai plus de vie. Je n’ai plus de divinité. Je n’ai plus de mission. C’est en vain que tu me tentes, démon, en invoquant ma Mère, ma vie, ma divinité, ma mission. J’ai pour mère l’humanité, que j’aime jusqu’à mourir pour elle. La vie, je la rends à celui qui me l’a donnée et me la reprend, au Maître suprême de tout vivant. La divinité, je l’affirme en montrant qu’elle est capable de cette expiation. La mission, je l’accomplis par ma mort. Je n’ai plus rien, xecepté faire la volonté du Seigneur mon Dieu. Va-t’en, Satan ! Je l’ai dit deux fois, et je le répète : “ Père, si cela est possible, que cette coupe s’éloigne de moi. Pourtant, que ta volonté soit faite, et non la mienne. ” Va-t’en, Satan. C’est à Dieu que j’appartiens. »

Puis il ne parle plus que pour dire entre ses halètements :

« Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! »

Il l’appelle à chaque battement de son cœur, dont on pourrait croire que le sang déborde. L’étoffe tendue sur les épaules s’en imbibe et s’assombrit malgré le grand clair de lune qui l’enveloppe tout entier.

602.18 Voilà soudain qu’une vive clarté se forme au-dessus de sa tête, à environ un mètre de lui, si vive que même le Prostré la voit filtrer à travers les ondulations de ses cheveux, déjà alourdis par le sang, et malgré le voile dont il se couvre les yeux. Il lève la tête… La lune éclaire son pauvre visage, et une lumière angélique resplendit, semblable au diamant blanc-azur de l’étoile Vénus. La vue du sang qui transsude des pores laisse deviner l’horreur de l’agonie de Jésus. Ses cils, ses cheveux, sa moustache, sa barbe en sont couverts. Le sang coule des tempes, le sang sort des veines du cou, les mains dégouttent du sang. Il tend les mains vers la lumière angélique, et quand ses larges manches glissent vers les coudes, je vois que les avant-bras du Christ suent du sang. Sur sa face, seules les larmes tracent deux lignes nettes sur le masque rouge.

Il enlève de nouveau son manteau et s’essuie les mains, le visage, le cou, les avant-bras. Mais la sueur continue. Il presse plusieurs fois l’étoffe sur son visage en la serrant entre ses mains ; chaque fois qu’elle change de place, apparaissent nettement sur l’étoffe rouge foncé les empreintes qui, humides comme elles le sont, semblent être noires. Sur le sol, l’herbe est rougie par le sang.

Jésus paraît sur le point de défaillir. Il délace son vêtement au cou comme s’il se sentait étouffer. Il porte la main à son cœur, puis à sa tête et l’agite devant son visage comme pour s’éventer, la bouche entrouverte. Il se traîne vers le rocher, ou plutôt vers le sommet du talus, et il s’y adosse. Il reste les bras pendants le long du corps comme s’il était déjà mort, la tête retombant sur la poitrine. Il ne bouge plus.

La lumière angélique décroît tout doucement. Puis elle se trouve comme absorbée dans le clair de lune.

Jésus rouvre les yeux. Levant péniblement la tête, il regarde. Il est seul, mais il est moins angoissé. Il tend la main, saisit le manteau qu’il avait abandonné sur l’herbe et se met à s’essuyer le visage, les mains, le cou, la barbe, les cheveux. Il attrape une large feuille juste au bord du talus, toute couverte de rosée, et s’en frotte le visage et les mains pour achever de se nettoyer, puis il s’essuie de nouveau. Il fait cela plusieurs fois avec d’autres feuilles, jusqu’à ce qu’il ait effacé toute trace de sa terrible sueur. Seul son vêtement est taché, en particulier sur les épaules et aux plis des coudes, au cou et à la ceinture, aux genoux. Il le regarde et hoche la tête. Il regarde aussi le manteau mais, le voyant trop taché, il le plie et le pose sur le rocher, là où il forme un berceau, près des fleurs.

Difficilement, à cause de sa faiblesse, il se tourne pour se mettre à genoux. Il prie, tête et mains contre le manteau. 602.19 Ensuite, prenant appui sur le rocher, il se lève et, encore un peu titubant, va trouver les disciples. Son visage est très pâle, mais il n’est plus troublé. C’est un visage d’une beauté divine, bien qu’il soit exsangue et plus triste qu’à l’ordinaire.

Les trois hommes dorment profondément, bien enveloppés dans leurs manteaux, allongés près du feu éteint. On les entend respirer fortement, comme au début d’un ronflement sonore.

Jésus les appelle, mais c’est en vain. Il doit se pencher et secouer Pierre.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Qui m’arrête ? demande-t-il en s’extrayant, abasourdi et effrayé, de son manteau vert foncé.

– Personne. C’est moi qui t’appelle.

– C’est le matin ?

– Non. La seconde veille en est à sa fin. »

Pierre est tout engourdi.

Jésus secoue Jean, qui pousse un cri de terreur en voyant penché sur lui un visage de fantôme, tant il semble de marbre.

« Oh !… tu me paraissais mort ! »

Il secoue enfin Jacques. Celui-ci, s’imaginant que c’est son frère qui l’appelle, demande :

« Ils ont pris le Maître ?

– Pas encore, Jacques » répond Jésus. « Mais levez-vous maintenant et partons. Celui qui me trahit est tout proche. »

Les trois hommes, encore étourdis, se mettent debout. Ils regardent autour d’eux… Oliviers, lune, rossignols, brise, la paix… Rien d’autre. Cependant ils suivent Jésus sans parler. Les huit autres apôtres sont eux aussi plus ou moins endormis auprès du feu éteint.

« Levez-vous ! » tonne Jésus. « Pendant que Satan arrive, montrez à celui qui ne dort jamais et à ses fils que les enfants de Dieu ne dorment pas !

– Oui, Maître.

– Où est-il, Maître ?

– Jésus, moi…

– Mais qu’est-il arrivé ? »

Et au milieu des questions et des réponses confuses, ils enfilent leurs manteaux…

602.20 Ils ont à peine le temps de remettre un peu d’ordre qu’une troupe de sbires, commandée par Judas, fait irruption sur leur petite “ place ” paisible en l’éclairant violemment avec une foule de torches allumées. C’est une horde de bandits déguisés en soldats, des faces de galériens que déforme un sourire démoniaque. Il y a aussi quelques zélateurs du Temple.

Les apôtres bondissent tous dans un coin, Pierre devant, les autres groupés derrière lui. Jésus reste à sa place.

Judas s’avance et soutient le regard de Jésus, redevenu le regard étincelant de ses jours les meilleurs. Loin de baisser la tête, il s’approche avec un sourire de hyène et lui donne un baiser sur la joue droite.

« Mon ami, qu’es-tu venu faire ? C’est par un baiser que tu me trahis ? »

Judas baisse un instant la tête, puis la relève… insensible au reproche comme à toute invitation au repentir.

Jésus a commencé par parler avec la majesté du Maître, mais désormais il prend le ton affligé d’un homme résigné à un malheur.

602.21 Les sbires s’avancent en criant, avec des cordes et des bâtons. Le Christ ne leur suffit pas, ils tentent aussi de s’emparer des apôtres, excepté Judas, bien entendu.

« Qui cherchez-vous ? demande Jésus d’un ton calme et solennel.

– Jésus, le Nazaréen.

– C’est moi. »

Sa voix est un tonnerre. Devant le monde assassin et au monde innocent, devant la nature et les étoiles, Jésus se rend ce témoignage ouvert, loyal, plein d’assurance. Je dirais qu’il est heureux de pouvoir se le donner.

Il n’aurait pas fait mieux s’il avait lancé la foudre. Tous tombent par terre comme une gerbe d’épis fauchés. Ne restent debout que Judas, Jésus et les apôtres qui reprennent courage au spectacle des soldats abattus, si bien qu’ils s’approchent de Jésus en menaçant si explicitement Judas que celui-ci fait un bond juste à temps pour éviter un coup de maître de l’épée de Simon. Poursuivi en vain à coups de pierres et de bâtons lancés par les apôtres qui ne sont pas armés d’épées, il s’enfuit au-delà du Cédron et disparaît dans l’obscurité d’une ruelle.

« Levez-vous. Qui cherchez-vous ? Je vous le redemande.

– Jésus, le Nazaréen.

– Je vous l’ai dit : c’est moi » dit Jésus avec douceur. Oui : avec douceur. « Laissez donc libres ces hommes. Moi, je viens. Déposez épées et bâtons. Je ne suis pas un brigand. J’étais toujours au milieu de vous. Pourquoi ne m’avez-vous pas capturé alors ? Mais c’est votre heure et celle de Satan… »

602.22 Mais pendant qu’il parle, Pierre s’approche de l’homme qui déjà tend les cordes pour attacher Jésus, et il donne un coup d’épée maladroit. S’il s’était servi de la pointe, il l’aurait égorgé comme un mouton. Mais il ne fait que lui décoller l’oreille, qui reste pendante et laisse couler beaucoup de sang. L’homme crie qu’il est mort. Le désordre s’installe entre ceux qui veulent avancer et ceux qui ont peur à la vue des épées et des poignards qui brillent.

« Déposez ces armes. Je vous l’ordonne. Si je voulais, j’aurais les anges du Père pour me défendre. Quant à toi, sois guéri. Dans ton âme, si tu peux, pour commencer. »

Et avant de tendre les mains aux cordes, il touche l’oreille et la guérit.

Les apôtres poussent toutes sortes de cris… Oui. Je regrette de le dire, mais c’est ainsi. L’un crie une chose, l’autre tout l’inverse. L’un hurle : “ Tu nous as trahis ! ”, le deuxième : “ Mais il est fou ! ”, et un troisième : “ Mais qui peut encore te croire ? ” Et ceux qui ne crient pas s’enfuient.

En fin de compte, Jésus reste seul… Seul avec les sbires… Et le chemin commence…

 

[3] comme Eléazar, fils de Saura en 1 M 6, 43.

[4] plus bas. Maria Valorta fait suivre ces mots de l’esquisse que nous reproduisons. On y voit le Cédron (à gauche, verticalement) et les numéros 1, 2 et 3 (au centre, presque horizontalement), qui signalent les explications mises en bas du dessin : n° 1 : lieu de la capture ; n° 2 endroit où s’arrêtent les apôtres Pierre, Jacques et Jean ; n° 3 : le rocher de l’agonie.