Des mots et une culture

Milieu culturel et langage chrétien

"L'Eglise, quand elle considère la longue histoire de la piété, se réjouit de constater la continuité du culte ; mais elle ne se lie pas aux schèmes des diverses époques culturelles ni aux conceptions anthropologiques particulières qui les soutiennent, et elle admet que certaines expressions du culte, parfaitement légitimes en elles-mêmes, soient moins adaptées à des gens d'époques et de civilisations différentes."

(Paul VI, Lettre apostolique Marialis Cultus"

- Le culte de la Vierge Marie -, § 36)

Pour tenir compte de ces paroles du pape, nous prenons soin d'étudier le contexte culturel où s'est formée le terme d'esclavage d'amour.

La culture baroque

A l’époque baroque, on trouve des fraternités et des congrégations entières utilisant cette expression « esclavage de Marie ».

Cet esclavage est alors une forme de vie, une spiritualité complète. La première congrégation d’esclaves se rencontre à Alcala (Espagne) en 1595. Le cardinal P. de Bérulle en recevra l’influence et la transmettra à l’Oratoire (1614) et aux carmélites (1615).

En 1666, Louis Jobert, S.J, († 1719) publie, anonyme, La dévotion de l’esclavage de la Vierge. Henri-Marie Boudon († 1702) publie Dieu seul. Le saint esclavage de l’admirable Mère de Dieu (Paris 1668).

Avant l’Age baroque, on ne trouve des expressions similaires que chez des auteurs isolés, pour lesquels cet esclavage n’est pas à proprement parler une forme de vie [1].

Mais c’est un sujet de controverses dans la population.

A Gand, en 1673, pour Adam Widenfeld « Le bel amour est celui des fils et non pas des esclaves » [3].

Tandis que I.Marracci (1604-1675) dit au contraire : « Du fait qu'ils sont fils, je dis qu'ils doivent être serviteurs et esclaves de la Vierge Mère de Dieu » [4].

Marracci se fonde sur l’Ecriture et la relation enfant/ parents (Si 3,7) et il précise que c’est un service non pas servile mais dans un « amour libéral ».

Un autre raisonnement est : « Il n’y a ni l’Eglise de Dieu ni Marie là où l’on n’augmente pas son culte, mais où on le diminue et on l’obscurcit. »

Les raisonnements de Marracci sont liés à son époque,

- Une époque où l’autorité parentale est extrêmement contraignante et où la société fonctionne sous la monarchie absolue de Louis XIV.

- Une époque qui est surtout celle de la découverte de l’Amérique et des terres lointaines, et qui produit une culture très portée à explorer les limites du possible, à amplifier, à dilater, d’où l’idée d’augmenter sans cesse le culte de Marie – ce que ne dit pas l’Ecriture [2].

Si cette terminologie s’est développée à l’âge baroque avec des raisonnements aujourd’hui anachroniques, elle comporte aussi des fruits que d’autres cultures peuvent apprécier.

Mais pas n'importe comment.

L'expérience mystique et de ses expressions

Thérèse d'Avila parle de certains états où Dieu agit seul, et où notre rôle est passif, nous lui avons déjà remis les clés. [5]

Ceci correspond au langage du don radical en qualité d'esclave.

Mais Thérèse d’Avila s’opposait à toute « inhibition » volontaire, à tout ce qui pourrait rendre « stupide ». [6]

Cette spiritualité est tout l’inverse d’une aliénation de la personne : « Dieu retire âme de la terre et l’établit maîtresse de tout au monde » [7] ; dans une profonde humilité car elle sait qu’elle se reçoit, elle a une très grande force et la capacité d’aider les autres [8].

La culture post-moderne

L’influence de Nietzsche (même sans qu’il soit nommé) est présente aujourd’hui dans de large parties de la population. Une influence qui se traduit par l’acceptation du paradoxe, l’importance du jeu, de la créativité, de la prise de risque (dans les loisirs par exemple), de l’exploration à l’infini.

Ainsi, la culture post-moderne est capable de recevoir l’expression « qualité esclave » par goût des extrêmes. Il y aurait alors acceptation du terme, mais en fait, de façon très superficielle et peu fructueuse.

Pour cueillir les fruits justes, il faut rester dans une culture biblique.

Le saint esclavage, dans un contexte de louange

La louange redécouverte dans le renouveau charismatique, qui est aussi un point de contact avec le XVI-XVIIe siècle. La louange dilate le cœur, élargit l’âme.

Melchior de Cetina témoigne que l’esclavage dont il parle est une spiritualité qui s’épanouit dans un climat de louange adressée à Dieu et à Marie. [9]

Montfort insère lui-aussi cette spiritualité dans le contexte plus large de la louange [10].

La terminologie de l’esclavage jaillit d’un cœur dilaté par la louange, c’est un langage d’amour.

Dans un contexte de prière, les différentes valeurs sous-jacentes à la terminologie de l’esclavage peuvent être assumées (réponse à la fidélité de Dieu, persévérance, libération, vie du baptême, dimension pascale).

Mais il faut garder comme Montfort une certaine prudence, et faire comme lui le lien avec l’enracinement biblique, notamment avec l’Alliance qui libère et responsabilise.


Abréviations :

ASE : Saint Louis Marie de Montfort, Amour de la Sagesse éternelle

SM : Saint Louis Marie de Montfort, Le Secret de Marie

VD : Saint Louis Marie de Montfort, Traité de la vraie dévotion à la Vierge.


[1] MARRACCI cite souvent Gerard Belga qui aurait vécu vers 1450. Il cite aussi l’exemple de Marin, frère de s. Pierre Damien (XIe siècle) (Ippolito MARRACCI Expostulatio, manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale (Rome) et consultable sur compact disque. f. 26v). Montfort cite aussi Marin (SM 62 et VD 159).

[2] Cf. S. DE FIORES, «Il culto mariano nel contesto culturale dell’Europa nei secoli XVII-XVIII», dans P.A.M.I, De cultu mariano saeculis XVII-XVIII. Vol. II, Acta congressus mariologici-mariani internationalis in Republica Melitensi anno 1983 celebrati, Romae 1987, pp. 2-61., p. 17

[3] (A. WIDENFELD, Monita salutaria B.V. Mariae ad cultores suos indiscretos, Gandavi 1673, n.15).

[4] I. MARRACCI, op. cit., f.29v

[5] Thérèse d'Avila, Le Château intérieur, 6e demeures, VII 15. et Autobiographie XII,5

[6] Thérèse d'Avila, Autobiographie, XX, 22

[7] Thérèse d'Avila, Autobiographie, XXI, 8

[8] Thérèse d'Avila, Autobiographie, XXI, 11. 12

[9] Cf. JUAN DE LOS ANGELES, MELCHIOR DE CETINA, Esortazione alla devozione della Vergine Madre di Dio, PAMI, Roma 2003, p. 23.42.

[10] Saint LOUIS MARIE DE MONTFORT, VD 9. 10. 50. 93. 94. 148. 216. 225. 262


F. Breynaert

Divers extraits choisis dans :

Françoise BREYNAERT, L'arbre de vie,

controller%5D=Glossaire" title="D’un mot grec qui signifie «rassembler».Au sens courant, c’est le sig..." class="definition_texte">symbole central de la spiritualité de Saint Louis-Marie de Montfort, éditions Paroles et silence 2006. (Thèse de doctorat).