Michel-Marie Zanotti-Sorkine (Père) Annonciation


 

Le père Michel-Marie Zanotti-Sorkine , né en 1959, est à la fois écrivain, auteur-compositeur- interprète et conférencier. Parmi toutes ses œuvres, il a écrit un roman intitulé Le Passeur de Dieu (2014). Dans son roman, un prêtre, le père Stanislas, fait une homélie sur l'Annonciation.

 

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«Mes si bons frères, puisque nous sommes entre nous, ouvrons avec la Sainte Vierge l’album de famille et regardons avec elle les photos de l’Annonciation lorsque l’ange Gabriel, d’un simple coup d’ailes, beau comme le ciel, blanc comme la neige, déboula dans une maison de Nazareth. Oui, revivons ensemble ce moment historique que représente la rencontre d’un ange avec une femme de la terre. Le monde rit, mais il a tort. E nous, en bons moines, nous pleurons pour qu’il ne rie plus ! Voyons le décor, et d’abord Nazareth. Au temps de Marie, ce village n’était qu’un trou, un trou perdu qui de surcroît avait mauvaise réputation. Là, déjà, notre orgueil en prend un coup, et ça nous fait du bien, parce que l’on se rend compte que l’œuvre de Dieu peut s’accomplir en des lieux minables comme notre petit ermitage, et donc, là où on ne l’attendait pas. Eh oui, ce petit village méprisé qu’est Nazareth va recevoir pas moins que Dieu en chair et en os. Et malgré cette vérité qui éclate devant nos yeux, le monde continue de mettre son orgueil dans les murs qu’il bâtit, et celui-ci envie la maison d’untel, au lieu de se réjouir du toit qu’il a sur la tête et qui empêche la pluie de l’atteindre. Aussi, mes frères, à partir d’aujourd’hui, contentons-nous de notre petit ermitage et remercions Notre-Seigneur de ne pas dormir dans la rue. Et puis regardons la vérité en face : Dieu notre Père a voulu que Nazareth, malgré sa pauvreté et sa mauvaise renommée, devienne un véritable paradis terrestre. Et c’est bien ce qui va se passer. Un archange, rien que cela, descend chez les hommes pour passer un petit moment en compagnie de la future Mère de Dieu qui est, permettez-moi de le rappeler, un être sublime. Exemptée du péché dans son être, lumineuse jusque dans tous les recoins de son âme, plus belle que la beauté, Marie, à l’heure où nous la retrouvons, vit totalement sous l’emprise de Dieu qu’elle a choisi pour unique amour. Et donc, elle ne pense qu’à Lui, elle ne vit que pour Lui. Que voulez-vous, quand on aime une personne — allez! Ne me dites pas le contraire, ne me racontez pas d’histoires —, lorsque nous sommes passionnément attachés à elle, son être nous poursuit dans l’imaginaire, son visage revient sans cesse en mémoire, et à la première minute de répit, on retourne consciemment vers celui ou celle que nous aimons. C’est là tout le mystère de l’amour qui désire la présence, et à défaut du corps palpable, des yeux qui regardent, de la voix qui s’entend, la pensée prend le relais et ne perd pas de vue, si je puis dire, la personne aimée. Comme l’écrivait le jeune poète génial que fut Raymond Radiguet : “Rien n’absorbe plus que l’amour.” Eh bien c’est dans cette lumière que nous devons, nous aussi, vivre notre lien avec Dieu avant de le voir un jour face à face. Et si je vous dis cela ce matin, c’est parce que Marie elle-même a vécu de cette façon. Un jour, certes, elle a vu un ange, et pas des moindres, mais les autres jours, elle s’en est allée vivre son amour avec Dieu grâce à sa pensée, grâce à son cœur qui, à la fontaine, ou dans sa maison, s’élevaient vers Lui. Il faut donc, mes frères, qu’au cours de nos journées, chacun à sa manière, nous allions vers Dieu par la pensée unie au cœur, et que nous parvenions à savourer cette présence intime de la divinité dans notre âme, car — et c’est là une nouvelle fracassante que le monde ne connaît plus ! — Dieu habite en nous depuis notre baptême. Il n’est donc pas au-dessus de nos têtes, il est à l’intérieur du bonhomme ! Parlons- lui, comme on parle à l’être aimé, à mi-voix, le cœur contre le cœur. Dès lors, si notre cadre de vie est étroit, si notre maison n’est qu’une pauvre cellule, si notre train de vie est réduit, si nos revenus ne décollent pas du minimum vital — et c’est bien notre cas —, eh bien que cela ne nous inquiète pas outre mesure, car nous pouvons tout de même mener la grande vie, la grande vie divine dans notre paradis intérieur, et c’est ce qui explique que de très grands malades, paralysés sur leurs lits, condamnés à la mort, mais qui ont une foi profonde, vous réconfortent avec cette joie si caractéristique des êtres habités par la présence active de Dieu. Souvenez- vous, mes bons frères, du sourire écartelé avec lequel Évariste nous accueillait, alors qu’il souffrait le martyre. Oui, souvenez-vous de sa bonté volontaire. »

Le père sortit son mouchoir et se moucha bruyamment. Puis il continua :

«La suite, vous la connaissez : après avoir obtenu de Marie son oui, Dieu, le Maître de la vie et de la mort, en donnant un grand coup de pied aux lois naturelles, déposa au ventre de notre Mère son propre Fils sans l’intervention d’aucun homme. Ce fut pour Dieu un jeu d’enfant. Et je vous avoue ne pas comprendre que le monde bute sur cette vérité ! Si Dieu est Dieu, il peut faire ce qu’il veut, et là, il en fit à sa tête pour confondre celles des raisonneurs qui, au lieu de s’émerveiller de l’incompréhensible, passent leur temps à mesurer l’explicable. Ah! Si l’homme pouvait enfin sortir de son orgueil congénital et se jeter dans la gueule de Dieu! Mais non! Il préfère, sous l’influence de je ne sais qui, pire encore, de je ne sais quoi, vivre à l’horizontal, sans âme, avec son seul corps, ses besoins et ses envies. Et pourtant, pourtant... — et il le sait! -, il suffit d’une simple rage de dent ou d’un mal au ventre tenace pour maudire la vie !

Mes bons frères, je vous en supplie : fort de l’exemple de Marie qui, belle comme tout, et dotée comme personne, se laissa faire par son Dieu et en fut comblée, je vous redis, du fond de cet ermitage paumé, et en priorité, à vous, Xavier, puisque je vous ai en face (et je sursautai!), que si vous mettez toutes vos billes en vos propres forces, vous croyant invincibles, et capables de tout dominer, vous ne tarderez pas à vous effondrer. L’homme ne peut s’en sortir ici-bas, et c’est pourquoi beaucoup ne s’en sortent pas et désespèrent, qu’en coopérant, voilà le maître mot, avec la grâce de Dieu qui de l’intérieur de l’âme, soutient, dirige et sauve la vie. Cette collaboration entre l’homme et Dieu, Marie l’a parfaitement acceptée, et c’est ainsi qu’elle est parvenue à vivre sereinement l’entrelacement des joies et des peines, que dis-je, des ravissements et des douleurs, et jusqu’à l’acharnement barbare auquel se livra le démon de la haine sur le corps de son Fils. C’est dire qu’il faut une force surhumaine pour résister à la vie ! Et cette force, Marie n’en a pas manqué, tout simplement parce que tout au long de ses journées terrestres, les bonnes et les affreuses, elle a répété inlassablement ce qu’elle avait dit un jour à un ange : “Je suis la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon votre parole!” Écoutez-moi, frères moines qui n’êtes jamais à l’abri d’un recul dans l’ordre de l’intensité, et vous aussi frère Xavier de mon cœur, jeté dans le monde : à celui qui prétend se passer de Dieu, je ne donne pas cher de sa carcasse d’homme qui avec les années ressemblera à la coquille d’un œuf vide. Il suffira alors d’un petit coup net donné par la vie pour que celle-ci se brise en un instant. Si le Christ est venu sur la terre, ce n’est pas pour rien, c’est pour sauver l’homme, c’est pour dire à son oreille, sans la tirer d’ailleurs, avec sa bonté habituelle : “Mais bon sang! Fais- moi confiance! Ouvre-moi les portes de ta maison même si elle est modeste, je veux faire de ton âme un petit Nazareth où il fera bon vivre ensemble. Quoi que tu en penses, je viens pour t’aimer, pour t’aider, pour te soutenir, pour te consoler! Allez, je t’en supplie : collabore avec moi comme ma Mère vient de te le montrer dans mon Évangile, et tu seras heureux, je te le promets, aux jours de soleil comme aux jours de grisaille, et mon ange, sans jamais se lasser, t’accompagnera. Et puis souviens-toi, comme ce fut le cas d’Évariste qui est aujourd’hui près de moi, qu’au milieu du naufrage de la souffrance, tu peux toujours t’échapper par l’intérieur où je suis. Amen.”»

À peine le sermon terminé, le frère Jacques se pencha vers moi et sans me regarder me dit avec des yeux ronds : «Quelle homélie ! C’est bien mieux qu’un peu de neige sur une colline de Rome ! » Dans ma tête, le verbe recevoir, qui depuis deux jours me poursuivait, venait de trouver son compagnon de chance : coopérer; je devais coopérer avec le Christ en moi, mieux, j’en avais envie, et avec Marie aussi que j’entrevoyais désormais vitale. Mais comment donc allais-je faire pour ne pas les lâcher dans ce monde hostile ? Sur cette question, la tête entre les mains, je gardai les yeux fermés, puis de nouveau les ouvrit, et là, stupéfaction... à un mètre de moi : Stanislas ! Tel un ange ! Il avait quitté l’autel et me fixait.

«Quelle question vous posiez-vous?» me demanda- t-il.

Après un instant d’hésitation :

«Je me demandais comment j’allais faire pour vivre avec le Christ et Marie dans ce monde hostile !

— Cessez de penser que le monde est hostile, me répondit le père, pensez qu’il s’est égaré, vous irez plus facilement vers lui. “Les combats sont vos fêtes”, n’oubliez jamais cette parole de Chénier. La victoire est pour ceux qui font face, comme le Christ qui maintenant monte pour vous sur la Croix et va en redescendre pour vous donner son corps. Préparez-vous à l’imiter. Et puis, comme Marie, vous serez ce que Dieu vous dira d’être, un point c’est tout. Rappelez-vous seulement que l’amour triomphe toujours, mais au dernier acte de la pièce. Il faut savoir attendre, ce que peu sont capables de faire. Je vous souhaite aussi la joie de monter en première ligne et d’y être blessé pour la Cause des causes.»

Le père regagna son siège, lentement, de toute sa vieillesse.