425 - Parabole sur le bon usage du temps et de la liberté (jeudi 7 juin 29)

Evangiles

Pas de correspondance

Date

Jeudi 7 juin 29

Lieu : 

Césarée

 

Vision de Maria Valtorta :

425.1 Césarée dispose de vastes marchés où affluent les denrées délicates destinées au tables raffinées des Romains ; près des places où, dans un kaléidoscope de visages, de couleurs, de races, se trouvent les aliments plus humbles, il y a des magasins réservés aux produits plus luxueux de toutes provenances, aussi bien des diverses colonies romaines que de la lointaine Italie, pour rendre moins pénible l’éloignement de la patrie. On y trouve des commerces de vins ou de mets précieux importés d’ailleurs, sous des portiques profonds, car les Romains n’aiment pas être brûlés par le soleil ou mouillés par la pluie quand ils se procurent pour leurs bouches raffinées les victuailles qu’ils consommeront au cours des banquets. C’est bien d’être épicurien pour satisfaire le palais, mais il faut aussi veiller à la protection des autres membres… et c’est pour cela que des portiques ombreux et frais, des galeries protégées de la pluie mènent du quartier romain — presque entièrement groupé autour du palais du Proconsul, resserré entre la route littorale et la place des casernes et des impôts —, aux magasins romains, près du marché des juifs.

Il y a beaucoup de monde sous ces portiques, pratiques sinon élégants, à l’extrémité qui donne sur les marchés. Ce sont des gens de toute espèce : esclaves et affranchis, et même quelques rares riches noceurs entourés d’esclaves, qui, ayant laissé leur litière dans la rue, passent nonchalamment d’un comptoir à l’autre en faisant des emplettes que les esclaves emportent vers leur maison. On assiste aux habituelles conversations oiseuses quand deux riches Romains se rencontrent : le temps, l’ennui, dans un pays qui n’offre pas les joies de l’Italie lointaine, le regret des spectacles grandioses, le programme des festins et des conversations licencieuses.

425.2 Un romain, précédé d’une dizaine d’esclaves chargés de sacs et de paquets, en rencontre deux autres de son rang. Salutations réciproques :

« Salut, Ennius !

– Salut, Florus Tullius Cornelius ! Salut, Marcus Heracleus Flavius !

– Quand es-tu revenu ?

– Avant-hier à l’aube, mais je suis épuisé.

– Toi, épuisé ? Quand donc transpires-tu ? plaisante le jeune, dénommé Florus.

– Ne te moque pas, Florus Tullius Cornelius. Maintenant, justement, je suis en train de transpirer pour les amis !

– Pour les amis ? Nous ne t’avons pas demandé de te fatiguer, objecte l’autre, plus âgé, appelé Marcus Heracleus Flavius.

– Mais mon amour pense à vous. O cruels qui me méprisez, voyez-vous cette file d’esclaves chargés de paquets ? D’autres les ont précédés avec d’autres paquets. Et tout cela pour vous, pour vous faire honneur !

– Alors, c’est cela, ton travail ? Un banquet ?

– Et pourquoi ? crient bruyamment les deux amis.

– Chut ! Un pareil vacarme entre nobles patriciens ! Vous ressemblez à la plèbe de ce pays où nous nous usons en…

– Orgies et oisiveté. Nous ne faisons rien d’autre. Je me demande encore pourquoi nous sommes ici. Quelles sont nos tâches ?

– Mourir d’ennui en est une.

– Enseigner à vivre à ces lamentables pleureuses en est une autre.

– Et… semer Rome dans les bassins sacrés des femmes hébraïques en est une troisième.

– Profiter, ici comme ailleurs, de nos ressources et de notre puissance à laquelle tout est permis, en est encore une. »

Les trois alternent comme pour une litanie, et ils rient.

425.3 Cependant le jeune Florus s’arrête et s’assombrit :

« Mais depuis quelque temps une brume tombe sur la joyeuse cour de Pilate. Les plus belles femmes ont l’air de chastes vestales et les maris favorisent leur caprice. Cela fait grand tort aux fêtes habituelles…

– Oui ! Cet ascétisme est dû à ce grossier Galiléen… Mais cela passera vite…

– Tu te trompes, Ennius. Je sais que Claudia elle-même est l’une de ses conquêtes et à cause de cela, une… étrange réserve dans les mœurs s’est installée dans son palais. On a l’impression d’y voir revivre l’austère Rome républicaine…

– Cela sent le moisi ! Mais depuis quand ?

– Depuis le doux mois d’avril favorable aux amours. Tu ne sais pas… tu étais absent. Mais nos dames sont devenues lugubres comme les pleureuses des urnes funéraires, et nous autres, pauvres hommes, devons chercher ailleurs beaucoup de consolations. Elles ne nous sont même pas permises en présence de ces pudibondes !

– C’est une raison de plus pour que je vienne à votre secours. Ce soir, grand dîner… et, en plus, grande orgie dans ma maison. A Cintium[125], où je suis allé, j’ai trouvé des délices que ces abrutis tants regardent comme immondes : des paons, des perdrix, des échassiers de toute espèce, et des marcassins enlevés vivants à leur mère qu’on avait tuée, et engraissés pour nos repas. Quant aux vins… Ah ! les doux et précieux vins des collines romaines, de mes chaudes côtes de Liternum et de ses plages ensoleillées près de l’Aciri !… Les vins parfumés de Chio et de l’île dont Cintium est la perle ! Et ceux d’Ibérie, enivrants, propres à enflammer les sens pour la jouissance finale. Oh ! ce doit être une grande fête, pour chasser l’ennui de cet exil et nous persuader que nous sommes encore virils…

– Il y aura des femmes aussi ?

– Bien entendu !… Et plus belles que des roses. De toutes couleurs et… de toutes saveurs. L’acquisition de toutes les marchandises, parmi lesquelles les femmes, m’a coûté un vrai trésor… Mais je suis généreux pour mes amis, moi !… Je terminais ici mes derniers achats, ce qui pouvait s’abîmer pendant le voyage. Après le banquet, à nous l’amour !

– La navigation a été bonne ?

– Excellente. Vénus marine m’a favorisé. Du reste, c’est à elle que je dédie le rite de cette nuit… »

Les trois hommes rient grassement, goûtant d’avance leurs prochaines et indignes joies.

425.4 Mais Florus demande :

« Pourquoi cette fête extraordinaire ? Quelle en est la raison ?

– Il y en a trois. Primo, mon cher neveu revêt ces jours-ci la toge virile. Je dois célébrer l’événement. Secundo, je devais me soumettre au présage que Césarée devenait un séjour affligeant, mais on pouvait aller à l’encontre du sort par un rite à Vénus. Tertio… je vous l’annonce tout bas : je suis de noces…

– Toi ? Farceur !

– Je suis de noces. C’est “ noces ” chaque fois que l’on goûte la première gorgée d’une amphore fermée. C’est ce que je ferai ce soir. Je l’ai payée vingt mille sesterces ou, si vous préférez, deux cents pièces d’or — qu’en réalité j’ai fini par débourser entre courtiers et… autres du même genre —. Mais même si Vénus l’avait enfantée lors d’une aurore d’avril, et faite d’écume et de rayons d’or, je ne l’aurais pas trouvée plus belle et plus pure ! Un bouton, un bouton clos… Et c’est moi qui en suis le maître !

– Profanateur ! dit en plaisantant Marcus Heracleus.

– Ne fais pas le censeur, toi qui ne vaux pas mieux !… Après le départ de Valérien, on mourait d’ennui, ici. Mais je le remplace… Il faut profiter de l’expérience de nos prédécesseurs. Je ne serai pas, comme lui, assez sot pour attendre que celle qui est plus blonde que le miel — je l’ai nommée Galla Ciprina —, soit corrompue par les tristesses et les philosophies des émasculés qui ne savent pas jouir de la vie…

– Bravo ! Pourtant… l’esclave de Valérien était instruite et…

– …et folle, avec ses lectures philosophiques… Mais quelle âme ! Quelle autre vie ! Quelle vertu !… Vivre, c’est jouir ! Et ici on vit. Hier, j’ai jeté au feu tous les rouleaux funestes et j’ai ordonné aux esclaves, sous peine de mort, de ne pas rappeler les misères des philosophes et des galiléens. La fillette ne connaîtra que moi…

– Mais où l’as-tu trouvée ?

– Hé ! C’est quelqu’un qui a été avisé et qui a acquis des esclaves après la guerre des Gaules ; il s’en est servi uniquement comme reproducteurs, en les traitant bien. Il ne leur demandait que de procréer pour donner des fleurs nouvelles de beauté… Et Galla est l’une d’elles. Elle est maintenant pubère, et son maître l’a vendue… et moi je l’ai achetée… Ha ! Ha ! Ha !

– Libidineux !

– Si ce n’était pas moi, c’était un autre… Donc… Elle aurait dû ne pas naître femme…

– S’il t’entendait… 425.5 Oh ! le voilà !

– Qui ?

– Le Nazaréen qui a ensorcelé nos dames ! Il est derrière toi… »

Ennius se retourne comme s’il y avait un aspic au talon. Il regarde Jésus s’avancer lentement au milieu des gens qui se pressent autour de lui, de pauvres gens du peuple et même des esclaves des romains, et il raille :

« Ce gueux ! Les femmes sont des dépravées. Mais fuyons, qu’il ne nous ensorcelle pas nous aussi ! »

Puis il s’adresse à ses pauvres esclaves, qui sont restés tout le temps chargés de leurs fardeaux comme des cariatides et dont il n’a aucune pitié :

« Quant à vous, allez à la maison, et vite puisque vous avez perdu du temps jusqu’à présent et que ceux qui préparent attendent les épices et les parfums. Au pas de course ! Et rappelez-vous qu’on donnera le fouet si tout n’est pas prêt au crépuscule. »

Les esclaves partent en courant, suivis plus lentement par le romain et ses deux amis…

425.6 Jésus s’avance, attristé parce qu’il a entendu la fin de la conversation d’Ennius. Du haut de sa grande taille, il observe avec une infinie compassion les esclaves qui se hâtent sous leurs fardeaux. Il regarde tout autour de lui à la recherche d’autres visages d’esclaves romains… Il en voit quelques-uns, tremblants de peur d’être surpris par les intendants ou chassés par les juifs, mêlés à la foule qui l’enserre, et il dit en s’arrêtant :

« N’y a-t-il personne de cette maison parmi vous ?

– Non, Seigneur, mais nous les connaissons, répondent les esclaves présents.

– Matthieu, donne-leur une obole abondante : ils la partageront avec leurs compagnons, pour qu’ils sachent qu’il y a quelqu’un qui les aime. Et vous, sachez — et transmettez-le aux autres — qu’avec la vie cesse la douleur pour ceux qui auront été bons et honnêtes dans leurs chaînes, et, avec la douleur, la différence entre riches et pauvres, entre hommes libres et esclaves. Après, il y a un Dieu unique et juste pour tous. Il récompensera les bons et châtiera les mauvais sans tenir compte de la richesse ou des chaînes. Souvenez-vous-en.

– Oui, Seigneur. Mais nous qui sommes de la maison de Claudia et de Plautina, nous sommes assez heureux, comme ceux de Livia et de Valéria, et nous te bénissons, car tu as amélioré notre sort, dit un vieil esclave que tous écoutent comme un chef.

– Pour me montrer que vous m’êtes reconnaissants, soyez toujours meilleurs, et vous aurez le vrai Dieu pour éternel Ami. »

Jésus lève la main comme pour les congédier et les bénir, puis il s’adosse à une colonne et commence à parler au milieu du silence attentif de la foule. Les esclaves ne s’éloignent pas, mais ils restent pour entendre les paroles qui sortent de la bouche divine.

425.7 « Ecoutez : un père qui avait beaucoup d’enfants remit à chacun d’eux, une fois adultes, deux pièces de monnaie de grande valeur, et il leur dit :

“ Je n’ai plus l’intention de travailler pour chacun de vous. Vous êtes maintenant en âge de gagner votre vie. Je donne donc à chacun la même quantité d’argent. Vous l’emploierez selon votre volonté, et dans votre intérêt. Je resterai ici à attendre, disposé à vous conseiller, prêt aussi à vous aider si, par suite d’un malheur involontaire, vous en veniez à perdre tout ou partie de ce que je vous confie maintenant. Cependant, rappelez-vous bien que je serai inexorable pour celui qui l’aura perdu par malice volontaire, et pour les paresseux qui le dépensent ou le laissent improductif par oisiveté ou par vice. Je vous ai enseigné à tous à pratiquer le bien et à fuir le mal. Vous ne pouvez donc pas dire que vous allez sans expérience au-devant de la vie. Je vous ai donné l’exemple d’une activité sage et juste et d’une vie honnête. Il vous est donc impossible de prétendre que je vous ai corrompu l’esprit par mon mauvais exemple. J’ai fait mon devoir. A votre tour aujourd’hui de faire le vôtre, car vous n’êtes pas sots, ni incapables, ni ignorants. Allez ! ”

Et il les congédia, restant seul chez lui, à attendre.

Ses enfants se dispersèrent dans le monde. Ils avaient tous le même capital : deux pièces de monnaie de grande valeur dont ils pouvaient disposer à leur gré, et un plus grand trésor de santé, d’énergies, de connaissances et d’exemples paternels. Ils auraient donc tous dû réussir de la même façon. Mais qu’advint-il ? Certains enfants firent bon emploi de leurs ressources et se procurèrent vite un grand et honnête trésor grâce à un travail inlassable et une bonne conduite réglée sur les enseignements de leur père ; d’autres firent d’abord honnêtement fortune, mais ils dilapidèrent ensuite leurs biens dans l’oisiveté et la bonne chère ; certains de leurs frères s’enrichirent par l’usure et des commerces indignes ; d’autres enfin ne firent rien par indolence, par paresse, ou par indécision et ils se retrouvèrent sans ressources sans avoir encore trouvé une occupation quelconque.

425.8 Après quelque temps, le père de famille envoya des serviteurs, partout où il savait que se trouvaient ses enfants, et il dit aux serviteurs :

“ Vous demanderez à mes enfants de se rassembler à la maison. Je veux qu’ils me rendent compte de ce qu’ils ont fait pendant cette période, et je souhaite vérifier moi-même leur situation. ”

Les serviteurs allèrent trouver les enfants de leur maître. Ils leur portèrent ce message et chacun d’eux revint avec l’enfant qu’il avait rejoint.

Le père de famille les accueillit très solennellement, en père, mais aussi en juge. Tous les parents de la famille étaient présents, et avec eux les amis, les connaissances, les serviteurs, les concitoyens et les gens des alentours. Cela formait une grande assemblée. Le père était assis sur son siège de chef de famille, avec toute l’assistance en demi-cercle derrière lui. Les enfants, alignés, leur faisaient face.

Avant même qu’on les interroge, leur différence d’aspect trahissait déjà la vérité. Ceux qui avaient été d’honnêtes travailleurs à la conduite correcte et qui avaient fait saintement fortune, avaient l’air épanoui, paisible et à l’aise de ceux qui ont de larges moyens, une bonne santé et la conscience tranquille. Ils regardaient leur père avec un bon sourire reconnaissant, humble, mais en même temps triomphant, éclairé par la joie d’avoir honoré leur père et leur famille, et d’avoir été de bons fils, de bons citoyens et de bons fidèles. Ceux qui avaient dissipé leurs ressources dans la paresse ou le vice étaient dépités, penauds, d’aspect minable et de tenue négligée, marqués par la bombance ou par la faim dont ils portaient l’empreinte sur toute leur personne. Enfin les fils qui s’étaient enrichis par des manœuvres délictueuses, avaient le visage dur, agressif, le regard cruel et troublé des fauves qui craignent le dompteur et s’apprêtent à réagir…

Le père commença l’interrogatoire par ces derniers :

“ Comment donc, vous qui aviez l’air si serein à votre départ, ressemblez-vous aujourd’hui à des tigres prêts à déchirer ? D’où vous vient cette attitude ? ”

“ – C’est la vie qui nous l’a donnée, ainsi que la dureté dont tu as fait preuve en nous éloignant de la maison. C’est toi qui nous as mis au contact du monde. ”

“ – Et alors, qu’avez-vous fait dans le monde ? ”

“ – Ce que nous pouvions pour obéir à ton ordre de gagner notre vie, avec le peu que tu nous as donné. ”

“ – C’est dit. Mettez-vous dans ce coin… A votre tour, maintenant, vous qui êtes maigres, malades et mal vêtus. Comment êtes-vous donc réduits à cet état ? Vous étiez pourtant en bonne santé et bien vêtus quand vous êtes partis… ”

“ – En dix ans, les habits s’usent… ” objectèrent les paresseux.

“ – Il n’y a donc plus d’étoffe sur terre pour faire des vêtements d’hommes ? ”

“ – Si… Mais il faut de l’argent pour en acheter… ”

“ – Vous en aviez. ”

“ – En dix ans… il était plus qu’épuisé. Tout ce qui commence a une fin. ”

“ – Oui, si vous en déboursez sans en rajouter. Mais pourquoi en avez-vous seulement dépensé ? Si vous aviez travaillé, vous auriez pu en gagner et puiser sans fin dans vos réserves, et même augmenter votre épargne. Vous avez peut-être été malades ? ”

“ – Non, père. ”

“ – Et alors ? ”

“ – Nous nous sentions perdus… Nous ne savions que faire, rien ne nous convenait… Nous craignions de mal agir et pour éviter cela, nous n’avons rien fait. ”

“ – Et n’aviez-vous pas votre père, à qui vous pouviez vous adresser pour demander conseil ? Ai-je jamais été un père intransigeant, inabordable ? ”

“ – Oh ! non ! Mais nous rougissions de te dire : ‘ Nous ne sommes pas capables de prendre des initiatives. ’ Tu as été toujours si actif… Nous nous sommes cachés par honte. ”

“ – C’est bon. Allez vous mettre au milieu de la pièce… A votre tour ! Et vous, que me dites-vous ? Vous semblez avoir souffert de la faim et de la maladie ? Peut-être l’excès de travail vous a-t-il rendus malades ? Soyez sincères et je ne vous gronderai pas. ”

Certains des fils interpellés se jetèrent à genoux en se frappant la poitrine. Ils disaient :

“ Pardonne-nous, père ! Dieu nous a déjà châtiés, et nous le méritons. Mais toi qui es notre père, pardonne-nous !… Nous avions bien commencé, mais nous n’avons pas persévéré. Après nous être enrichis facilement, nous nous sommes dit : ‘ Bon ! Profitons un peu de la vie, comme le suggèrent nos amis, puis nous reprendrons le travail et nous rétablirons notre situation financière. ’ En vérité, c’est ce que nous comptions faire : revenir aux deux pièces de monnaie initiales, puis les faire fructifier de nouveau comme par jeu. Et à deux reprises (disent deux d’entre eux), à trois reprises (dit un autre) nous y sommes parvenus. Mais ensuite la chance nous a abandonnés et nous avons perdu tout notre argent. ”

“ – Mais pourquoi ne vous êtes-vous pas repris après la première fois ? ”

“ – Parce que le pain épicé par le vice corrompt le palais, et on ne peut plus s’en passer… ”

“ – Il y avait votre père… ”

“ – C’est vrai. Et nous soupirions vers toi avec regret et nostalgie. Mais nous t’avions offensé… Nous suppliions le Ciel de t’inspirer de nous appeler pour recevoir à la fois tes reproches et ton pardon ; nous le demandions alors, et aujourd’hui encore, plutôt que les richesses dont nous ne voulons plus parce qu’elles nous ont dévoyés. ”

“ – C’est bien. Mettez-vous auprès de ceux d’avant, au milieu de la pièce. Et vous, qui êtes aussi malades et pauvres qu’eux, mais qui vous taisez et ne montrez pas de douleur, que dites-vous ? ”

“ – Ce qu’ont déclaré les premiers : que nous te détestons parce que tu nous as ruinés par ton imprudente façon d’agir. Toi qui nous connaissais, tu ne devais pas nous jeter au milieu des tentations. Tu nous as haïs et nous te haïssons. Tu nous as tendu ce piège pour te débarrasser de nous. Sois maudit. ”

“ – C’est vu. Allez avec les premiers dans ce coin. Et maintenant à vous, mes fils, épanouis, sereins, riches. Parlez : comment êtes-vous arrivés à cela ? ”

“ – En mettant en pratique tes enseignements, tes exemples, tes conseils, tes ordres, tout. En résistant aux tentations par amour pour toi, père béni qui nous as donné la vie et la sagesse. ”

“ – C’est parfait. Mettez-vous à ma droite et écoutez tous mon jugement et ma défense. Je vous ai donné à tous autant d’argent, de bons exemples et de sagesse. Mes enfants ont répondu de manières différentes. D’un père travailleur, honnête, sobre, sont issus des fils qui lui ressemblent, mais aussi des paresseux, des faibles succombant facilement à la tentation, et des cruels qui haïssent leur père, leurs frères et leur prochain, sur lequel — je le sais, même s’ils ne le disent pas — ils ont exercé l’usure et le crime. Parmi les faibles et les paresseux, certains se sont repentis, d’autres sont impénitents. Maintenant, je juge. Les parfaits se tiennent déjà à ma droite, égaux à moi dans la gloire comme dans les œuvres ; ceux qui se sont repentis seront de nouveau soumis à l’épreuve, comme des enfants qu’il faut encore instruire, jusqu’à ce qu’ils aient atteint le niveau d’aptitude qui les rende adultes ; quant aux impénitents et aux coupables, qu’ils soient jetés hors d’ici et poursuivis par la malédiction de celui qui n’est plus leur père, puisque leur haine à mon endroit efface tout rapport de paternité et de filiation entre nous. Pourtant, je rappelle à tous que chacun s’est fabriqué son destin, car j’ai remis à tous les mêmes choses qui, selon celui qui les recevait, ont produit quatre destins différents. Et je ne puis être accusé d’avoir voulu leur mal. ”

425.9 Voilà la parabole terminée. Je vous en donne maintenant l’explication.

Le Père des Cieux est représenté par le père d’une nombreuse famille. Les deux pièces de monnaie confiées à tous les fils avant leur envoi dans le monde, ce sont le temps et la libre volonté que Dieu accorde à tout homme pour qu’il en use comme il le croit bon, après avoir été instruit et formé par la Loi et les exemples des justes.

Tous reçoivent des dons égaux. Mais chaque homme les emploie à son gré. Il y en a qui thésaurisent le temps, leurs moyens, l’éducation, leurs ressources, tout, pour le bien et qui se gardent en bonne santé et saints, riches d’une fortune qu’ils ont accrue. D’autres commencent bien, puis se lassent et perdent tout. Certains ne font rien et prétendent que c’est aux autres d’agir. Il en est qui accusent le Père de leurs erreurs, ou qui se repentent et sont disposés à réparer, ou encore qui, non contents de ne pas se repentir, accusent et maudissent comme si leur ruine avait été imposée par d’autres.

Dieu offre aux justes une récompense immédiate : à ceux qui ont reconnu leurs torts, la miséricorde et le temps de se racheter pour arriver à la récompense par leur repentir et leur expiation. Mais il maudit et châtie celui qui piétine l’amour avec l’impénitence qui suit le péché. Il donne à chacun ce qui lui revient.

Ne dilapidez donc pas les deux pièces de monnaie — votre temps et votre libre arbitre — mais faites en bon emploi pour vous tenir à la droite du Père ; et si vous avez fauté, repentez-vous et ayez foi en l’Amour miséricordieux.

Allez ! Que la paix soit avec vous ! »

Jésus les bénit et les regarde s’éloigner sous le soleil qui inonde la place et les rues.

425.10 Mais les esclaves sont restés…

« Vous êtes encore là, mes pauvres amis ? Mais n’allez-vous pas être punis ?

– Non, Seigneur, si nous disons que nous t’avons écouté. Nos maîtresses te vénèrent. Où vas-tu aller maintenant, Seigneur ? Elles désirent te voir depuis si longtemps…

– Chez le cordier du port. Mais je pars ce soir, et vos maîtresses seront à la fête…

– Nous le dirons quand même. Elles nous ont ordonné depuis des mois de signaler tous tes passages.

– C’est bien. Allez. Et vous aussi, faites bon usage du temps et de la pensée, qui est toujours libre, même si l’homme est dans les chaînes. »

Les esclaves s’inclinent jusqu’à terre et s’éloignent en direction des quartiers romains. Jésus et ses disciples prennent une modeste ruelle, et se dirigent vers le port.

 

[125] Cintium se trouvait sur l’île de Chypre, et Liternum tout au sud de l’Italie, dans la province actuelle du Basilicate. L’Aciri est un fleuve de la même région.