530 - Une autre nuit de péché de Judas (dimanche 18 novembre 29)

Evangiles

Pas de correspondance

Date

Dimanche 18 novembre 29

Lieu : 

Nobé

 

Vision de Maria Valtorta :

530.1 Nobé tout entière dort encore. C’est la première nuance du jour. L’aube, dans les lueurs apaisées de l’hiver, est d’une délicatesse de teintes irréelles. Ce n’est pas la lumière vert argenté des aurores d’été qui s’affirme rapidement et se change en or pâle, puis en un rouge de plus en plus accentué. Mais un vert jade, nuancé d’un gris bleu très léger, l’indique à l’orient par un petit demi-cercle, à la limite de l’horizon, en bas : un point d’une luminosité voilée, et pour ainsi dire lasse, comme celle de la pâle flamme du soufre allumé, derrière un rideau de fumée blanchâtre. Et elle hésite à s’allonger sur le ciel, qui reste gris, mais est serein et porte encore des étoiles qui regardent le monde. Elle hésite à repousser la grisaille pour faire place à sa précieuse couleur de pâle jade et au pur cobalt du ciel palestinien. Timide et frileuse, elle paraît s’arrêter à la limite de l’orient. Elle s’y attarde encore, dilatant insensiblement son demi-cercle de luminosité sulfureuse et à peine diluée de vert pâle en une couleur blanche mêlée d’un souvenir de jaune, quand elle doit s’effacer devant un rosé subit qui dégage le ciel du dernier voile de la nuit et le rend net et précieux comme un baldaquin de satin couleur de saphir. Un feu s’allume au bout de l’horizon comme si un mur venait de tomber pour mettre à découvert une fournaise ardente. Mais est-ce du feu ou un rubis allumé par un feu caché ? Non, c’est le soleil qui émerge : le voici. A peine pointe-t-il de la courbe de l’horizon que déjà il a trouvé moyen de peindre de corail rosé un flocon de nuages et de changer en diamants les gouttes de rosée à la cime des arbres à feuilles persistantes. Un grand rouvre, à l’extrémité du village, porte un voile de diamants sur ses feuilles couleur de bronze, tournées vers l’orient. On dirait autant de claires étoiles qui scintillent dans les branches de ce géant dont la cime plonge dans l’azur.

Peut-être, pendant la nuit, des étoiles sont-elles descendues trop bas sur le village pour murmurer quelque céleste secret aux habitants de Nobé, ou bien pour consoler par leur lumière pure l’Homme qui, éveillé, marche silencieusement là-haut, sur la terrasse de Jean.

Oui, parce que seul, dans Nobé endormi, Jésus est éveillé ; il arpente la terrasse de la maisonnette, les bras croisés sous son manteau bien serré qui le couvre tout entier pour le défendre du froid et qui lui sert aussi de capuchon. Chaque fois qu’il arrive à un bout de la terrasse, il regarde au dehors, en se penchant pour voir la rue qui traverse le centre du village ; mais elle est encore à demi obscure, vide, silencieuse. Alors, il se remet à faire les cent pas d’un côté à l’autre, lentement, en silence, la plupart du temps la tête penchée, méditatif, observant parfois le ciel de plus en plus lumineux et les couleurs vagues de l’aube et de l’aurore, ou en suivant du regard le vol frémissant du premier passereau, réveillé par la lumière, qui quitte la tuile hospitalière d’un toit voisin pour descendre becqueter au pied du vieux pommier de Jean, et puis s’envole de nouveau, après avoir vu Jésus, avec un cui-cui effrayé qui réveille les autres oiseaux nichés çà et là.

530.2 D’un enclos s’élève un bêlement de brebis qui se perd en tremblant dans l’air. De la rue provient un bruit de pas rapides.

Jésus se penche pour regarder, puis il descend vivement le petit escalier, entre dans la cuisine obscure et referme la porte derrière lui.

Les pas se rapprochent, résonnent maintenant dans le jardin à côté de la maison, s’arrêtent devant l’entrée de la cuisine ; une main essaie d’ouvrir, se rend compte que la clé n’est pas dans la serrure, actionne alors le verrou que l’on peut remuer du dehors aussi bien que de l’intérieur, et une voix dit en même temps :

« Quelqu’un serait-il déjà levé ? »

Une main encore ouvre la porte avec précaution sans la faire grincer. La tête de Judas se glisse par l’ouverture… Il regarde… Obscurité complète. Froid. Silence.

« Ils ont laissé la porte ouverte… Et pourtant… Elle me paraissait fermée… Ça n’a d’ailleurs aucune importance !… On ne vole pas les pauvres, et en est-il de plus misérables que nous… Mais espérons que… cela ne va pas durer. Où est ce maudit allume-feu ?… Je ne le trouve pas… Si je réussis à allumer le feu… c’est que je suis rentré tard, oui, vraiment trop tard… Mais où peut-il être ? Bien trop de mains le touchent. Sur le foyer ? Non… Sur la table ? Non… Sur les bancs ? Non… Sur l’étagère ?… Non plus… Cette porte vermoulue grince quand on l’ouvre… Bois rongé, gonds rouillés… Tout est vieux, moisi, horrible ici. Ah ! pauvre Judas ! Et il n’y est pas… Il me faudra vraiment entrer chez le vieux… »

Tout en parlant, il a marché à tâtons, çà et là, invisible dans l’ombre, prudent comme un voleur ou un oiseau de nuit pour éviter les obstacles qui pourraient faire du bruit…

530.3 Il se heurte à un corps et pousse un cri d’effroi étouffé.

« N’aie pas peur. C’est moi. Et l’allume-feu est dans ma main. Le voici. Allume, dit Jésus paisiblement.

– Toi, Maître ? Que faisais-tu ici, tout seul, dans le noir, dans le froid… Il y aura beaucoup de malades certainement aujourd’hui après le sabbat et deux jours de pluie, mais ils ne seront pas là de sitôt. C’est seulement maintenant qu’ils se mettent en marche des villes voisines, car ce n’est qu’à présent que l’on comprend qu’il ne pleuvra pas aujourd’hui. Le vent de la nuit a déjà essuyé les routes.

– Je le sais, mais allume. Il ne convient pas à des gens honnêtes de parler ainsi dans le noir, c’est bon pour des voleurs, des menteurs, des luxurieux et des assassins. Les complices de mauvaises actions aiment les ténèbres. Moi, je ne suis le complice de personne.

– Moi non plus, Maître. Je voulais préparer un bon feu, et c’est pour cela que je me suis levé de bonne heure… Que dis-tu, Maître ? Tu as murmuré quelque chose que je n’ai pas compris.

– Allume donc.

– Ah !… J’ai vu ainsi qu’il fait beau. Mais il fait froid. Tous auront plaisir à trouver un bon feu… Tu t’es levé en m’entendant remuer ici ou à cause du vieux qui… Il a encore ses douleurs ?… Voilà, enfin ! L’amadou et l’allume-feu paraissaient humides, au point qu’ils ne voulaient pas faire d’étincelle… Ils sont trempés… »

530.4 Une petite flamme se lève de la mèche d’une lampe, fluette, tremblante… mais suffisante pour voir les deux visages : le visage pâle du Christ, le visage brun et imperturbable de Judas.

« Maintenant, j’allume le feu… Tu es pâle comme un mort. Tu n’as pas dormi ! Tout ça à cause de ce vieux ! Tu es trop bon.

– C’est vrai : je suis trop bon… Envers tout le monde, même envers ceux qui ne le méritent pas. Mais le vieillard le mérite. C’est un homme honnête, un cœur fidèle. Toutefois, ce n’est pas pour lui que j’ai veillé, mais pour un autre. C’est vrai. L’amadou et le briquet étaient humides, mais ce n’était pas à cause d’une tasse renversée ou de quelque liquide répandu accidentellement, mais à cause de mes larmes qui sont tombées dessus. C’est vrai. Il fait beau, mais froid, et le vent a essuyé les routes ; mais vers l’aube, la rosée est tombée. Touche mon manteau, il en est humide… Et puis l’aube est venue montrer le temps serein, la lumière est venue me montrer une place vide, et le soleil de l’aurore est venu faire briller la rosée sur les feuilles et les larmes sur les cils. C’est vrai, il y aura aujourd’hui beaucoup de malades, mais ce n’étaient pas eux que j’attendais. Je t’attendais, toi. Car c’est pour toi que j’ai veillé toute la nuit. C’est pour toi que, ne pouvant rester enfermé ici à t’attendre, je suis monté sur la terrasse pour jeter au vent mon appel, montrer aux étoiles ma douleur, à l’aurore mes larmes. Ce n’est pas le vieillard malade, mais le jeune dévoyé, le disciple qui fuit le Maître, l’apôtre de Dieu qui préfère l’égout au Ciel et le mensonge à la vérité, qui m’a tenu debout toute la nuit pour t’attendre. Et quand j’ai entendu tes pas, je suis descendu ici… pour t’attendre encore. Non plus ta personne qui, maintenant, m’était proche et se déplaçait comme un voleur dans la cuisine obscure, mais ton sentiment… J’ai attendu une parole… Et tu n’as pas su la dire quand tu m’as senti debout contre toi. Celui auquel tu es en train de vendre ton âme ne t’a donc pas averti que je savais ? Mais non ! Il ne pouvait t’avertir ni te suggérer la seule parole que tu pouvais, que tu devais dire, si tu avais été un juste. Et il t’a suggéré des mensonges que je ne demandais pas, inutiles, offensants plus encore que ta fugue nocturne. Il te les a suggérés en ricanant, content de t’avoir fait descendre une marche de plus et de m’avoir causé une autre peine. C’est vrai. Il viendra beaucoup de malades, mais le plus grand malade ne viendra pas à son Médecin. Et le Médecin lui-même est malade de douleur pour ce malade qui ne veut pas guérir. C’est vrai. Tout est vrai, même que j’ai murmuré un mot que tu n’as pas compris. Après ce que je t’ai dit, tu le devines ? »

Jésus a parlé à voix basse, mais sur un ton si tranchant, si douloureux et en même temps si sévère que Judas qui, aux premiers mots, était souriant, bien droit, effronté, tout près de Jésus, s’est peu à peu éloigné et ratatiné comme si chaque mot lui assénait un coup, alors que Jésus s’est toujours plus redressé, vraiment Juge et vraiment tragique dans son attitude douloureuse.

Judas, bloqué maintenant entre une huche et le coin du mur, murmure :

« Mais… Je ne sais pas…

– Non ? Eh bien, je te le redis, car je ne crains pas de dire ce qui est vrai. Menteur ! Voilà ce que je t’ai dit. Et si l’on supporte encore les mensonges d’un enfant parce qu’il en ignore la portée et qu’on lui apprend à ne plus en dire, chez un homme, on ne le supporte pas, et chez un apôtre, disciple de la Vérité même, il provoque le dégoût. Un dégoût total. Voilà pourquoi je t’ai attendu toute la nuit et pourquoi j’ai pleuré en mouillant la table là où se trouvait l’allume-feu. Ensuite, j’ai pleuré en veillant et en t’appelant de toute mon âme à la lumière des étoiles, voilà pourquoi je suis trempé par la rosée comme l’amant[69] des Cantiques. Mais c’est en vain qu’elle couvre ma tête et que les gouttes de la nuit mouillent les boucles de mes cheveux ; c’est inutilement que je frappe à la porte de ton âme et que je lui dis : “ Ouvre-moi, car je t’aime, bien que tu ne sois pas immaculée. ” C’est même justement parce qu’elle est tachée que je veux entrer en elle et la purifier. C’est justement parce qu’elle est malade que je veux entrer pour la guérir. Fais attention, Judas ! Prends garde que l’Epoux ne s’éloigne, et pour toujours, et que tu ne puisses plus le trouver… 530.5 Judas, tu ne dis rien ?…

– Il est trop tard pour parler, désormais ! Tu l’as dit : je te dégoûte. Chasse-moi…

– Non. Les lépreux eux aussi me dégoûtent, mais j’ai pitié d’eux et, s’ils m’appellent, j’accours et je les purifie. Ne veux-tu pas être purifié ?

– Il est trop tard… c’est inutile. Je ne sais pas être saint. Chasse-moi, te dis-je.

– Je ne suis pas l’un de tes amis pharisiens qui déclarent impurs une infinité de choses et les fuient ou les chassent durement alors qu’ils pourraient les purifier par la charité. Je suis le Sauveur et je ne chasse personne… »

Un long silence s’établit. Judas reste dans son coin. Jésus appuie son dos à la table et, l’air fatigué, souffrant, il semble se soutenir grâce à elle… Judas lève la tête. Hésitant, il le regarde et murmure :

« Et si je te quittais, que ferais-tu ?

– Rien. Je respecterais ta volonté, en priant pour toi. Pourtant à mon tour, je t’affirme que même si tu me quittes, il est désormais trop tard.

– Trop tard pour quoi, Maître ?

– Pour quoi ? Tu le sais comme moi… Allume le feu, maintenant. On marche, au-dessus. Etouffons le scandale ici, entre nous. Pour tous, nous aurons eu un court sommeil… et nous aurons été réunis par un désir de chaleur… Mon Père !… »

Et pendant que Judas approche la flamme des branches déjà mises sur le foyer et souffle pour allumer des copeaux, Jésus lève les mains au-dessus de sa tête et s’en presse les yeux…

[69] comme l’amant : Ct 5, 2-6.